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Critiques de livres


Frédéric SAENEN
Qui je fuis
Liège
Le Fram
2003
130 p.

Survivre

Un survivant. Le poète est un survi­vant. Il est celui qui prend la parole en dernier — qui n'a rien à dire si c'est pour consoler. Il est l'annonciateur du pire — mais certainement pas un prophète, plutôt un reporter de réalités bancales, un aboyeur d'à-peu-près. Il avait le choix entre un tas de menues ignominies et la poésie ; il avait pris la poésie — une saleté domestique, embourbée dans les mots. Il ne dirait pas qui il est, qui il aime, ce qu'il aime, comme il est heureux et comme le monde est beau, et quel cadeau Dieu lui a fait de le déposer gentiment sur la terre si jolie. Non. S'il était Frédéric Saenen, il commencerait par dire « qui (il) fui(t) » : « laisse-moi plutôt te dire qui je fuis / [...] / quelle part de moi-même / je voudrais dé­passer / et laisser pourrir indifféremment / [...] / je n'aime que l'à-côté des vœux et l'haleine qui emballe les promesses /  je suis de forme et pas de fond / n attends donc rien de moi ». Il serait poète dans la mesure où la poésie est une arme pour décevoir, non pour enjôler. Il se­rait poète si le poète est un « autiste » élo­quent. Il pourrait gueuler alors son chant du « Renoncement » (il aurait du métier, ferait sonner les allitérations, raviverait les tour­nures figées, le français congelé) : « mon em­pire intérieur se délite / [...] / à peine restera-t-il / un empan de ruines maniérées /  moite moisson de sable et de pâtés glacés / [...] / on m'avait bien prévenu / que des oiseaux pour le chat / dans la salle d'attente ». Il lui arriverait d'in­venter, de s'inventer — mais le moins pos­sible au fond, seulement pour mettre au jour quelques horreurs, quelques laideurs, quelques mensonges ou vérités. Il imaginerait d'indignes, de risibles versions de sa mort ; il imaginerait que « la mort était un homme », « un travesti arrogant un routier pas sympa », « un catcheur qui te mettrait la tête et l'âme au carré ». Il imaginerait que « la mort (lui) ressembl(e), n'était finalement que son portrait tout craché, retourné comme un gant ». Il aurait l'air, par moments, presque engagé, aurait l'air de ne pas vouloir vociférer en vain, ni pour rien — mais dans le même temps railleur, ricaneur, tellement déniaisé, telle­ment désabusé. Il aurait pourtant, comme di­sent les critiques de poésie, des failles — ou bien même, c'est selon, des fêlures. On le ren­contrerait, alternativement, dans son appartement et devant des toiles d'Edward Hopper. La vie s'y est vécue puis déchirée ; les toiles ont témoigné, on ne sait de quel trouble, de quel mal au juste : « Les personnages de Hopper sont comme nous, en tout cas comme moi : à la fois seuls à savoir et derniers concernés. Arché­types de l'indécision. Nous ignorons leur drame antérieur et nous ne pouvons rien présager de leur devenir. Nous les saisissons au moment où ils accusent le coup. Nous déboulons dans leur bovarysme, en synchronie. » Ailleurs, il aurait des lubies moins nécessaires, intitulerait Mécanique du prodige une odyssée des boxons. Il  serait moins tonitruant, moins coruscant. Dans un dernier texte, il surlignerait l'ambi­guïté — du poème, de la situation — à coup de subjonctifs imparfaits, deuxième personne du singulier, qui sont autant parler noble que sonorités basses : « il fallait que tu pénétrasses / (...) / que tu te livrasses / te vautrasses / t'annu­lasses  / que tu pusses... » Un jour il reprendrait le parcours « du chiasme au miasme », en re­parlerait — ou peut-être non. (Enfin, il aurait de l'humour, admettrait de bonne grâce qu'un livre ne lui survive pas.)

Laurent Robert

Frédéric SAENEN, Mécanique du prodige, Amay, L'arbre à paroles, coll. Traverses, 2003