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Critiques de livres


Jean MUNO
Histoire exécrable d'un héros brabançon
Bruxelles
Labor
coll. « Espace Nord »
1998
Lecture de Jean-Marie Klinkenberg
415 p.

Muno sans masque

« L’enfant marchait, les yeux grands  ouverts, mais sans presque rien voir des splendeurs de Vête » : cette phrase toute classique est l'incipit du premier tome des Temps Inquiets de Constant Burniaux1. Quoi ? De qui ? Ado­lescent, j'ai lu ce livre — parce que je lisais tout et qu'il n'y avait rien d'autre à lire. Je ne l'ai pas perdu, donné ou vendu, mais je n'ai gardé absolument aucun souvenir de son contenu. A la trappe Burniaux ! Mort et enterré, avec ses kilos de romans et ses grammes de poésie. Ejecté de mon pan­théon personnel aussi sûrement que les déli­cats poètes poitrinaires du dix-neuvième siècle libérés du mépris général entre deux courants d'air. Pourquoi faut-il alors le ré­veiller d'entre les plumitifs oubliés ? Acces­soirement — ou essentiellement —, Cons­tant Burniaux était aussi le père de Jean Muno, disparu voici dix ans et sur lequel plusieurs éditeurs donnent aujourd'hui un pertinent coup de projecteur. Et l'auteur de Ripple-marks ressemblait sans doute trop à son géniteur pour n'avoir pas écrit à ses dé­pens la plus singulière des histoires, pour n'avoir pas fait d'un honnête écrivain un personnage pathétiquement grotesque voire quasiment monstrueux. A la question de savoir pourquoi ils écrivent, certains écrivains se contentent du bon qu'à ça beckettien quand d'autres doivent créer toute leur vie pour le découvrir. Avec Jean Muno, les motivations paraissent à la fois claires et multiples. Dans les extraits de son Journal, comme naguère dans Histoire exécrable d'un héros brabançon, il règle natu­rellement des comptes : il fait un sort à la médiocrité petite-bourgeoise, aux mœurs littéraires, à ce mélange de mesquinerie et de rouerie subtile qui serait une spécialité belge. En outre, il sait où porter sa rage, il est conscient que ses parents représentent le plus complètement tout ce qu'il agonit dans la société contemporaine : « écrire contre le Système (...) revient pour moi, précisément, à écrire contre mon père et ma mère qui, depuis l'enfance, incarnent à mes yeux exemplaire­ment ce que le Système engendre de plus odieux : le désir forcené d'en être et de s'y maintenir à tout prix. La vanité devenue pas­sion, les incessantes ruses des éternels sollici­teurs, et, dans l'intimité, la suffisance qui s'étale, prend sa revanche sur les petites humi­liations de l'incessante quête... » Tenu entre 1975 et 1986, soit entre la mort du père et celle de la mère, le Journal s'avère d'une fé­rocité peu commune. Des saynètes, qui pré­figurent des passages de l’Histoire exécrable, nous montrent une vieille dame indigne qu'occupé seul le culte de son grand homme d'époux. Constant Burniaux, de son côté, fait l'objet de raccourcis impi­toyables. Quelques traits, quelques lignes suffisent pour tirer le portrait d'un « père insupportable », d'un « petit tyranneau do­mestique ». La conclusion voudrait démysti­fier à tout crin, paraît nous mettre sous le nez, en plans agrandis, le dessous des cartes ou le revers de la médaille : « Et cette aberra­tion, cette folie, ce délire : ne plus être un homme pour devenir coûte que coûte un écri­vain. C'est terrible un rêve quand on n'en a pas les moyens. » En préambule aux pages du Journal viennent les commentaires du petit-fils, Jean-Marc Burniaux : c'est un contre­point nécessaire, car Muno écrit aussi pour leurrer et, déversant sa bile, étalant sa rage, il nous tend un miroir déformant. Le petit-bourgeois-petit-prof, qui va au bout de sa chimère littéraire, c'est aussi un peu lui-même. Malgré qu'il en ait parfois, le par­cours personnel de Jean Muno ne se révèle pas tellement différent de celui de Constant Burniaux. Comme ce dernier, il quitte pré­maturément l'enseignement et devient une sorte d'auteur à plein temps, appelé à jouer un rôle dans l'institution littéraire, que ce soit au sein de l'A.E.B. ou, plus tard, à l'Académie. S'il révoque en doute le kitsch paternel, s'il échappe au décorum de cer­taines situations, il n'en évite pas le para­doxe. Or, c'est par l'écriture qu'il se sauve : dans l'Histoire exécrable, il recourt à l'ironie pour mettre en scène et à la fois distancier les bassesses ordinaires du narrateur — son double fictif autant que celles de sa fa­mille et de son milieu. Ailleurs, c'est la fan­taisie, la liberté d'invention qui contamine le réel. Dans Saint-Bedon, roman humoris­tique publié une première fois, confidentiel­lement, en 1958, tout l'univers de Muno paraît déjà s'être mis en place. Jeune profes­seur, Jean-Marie Bondieu se voit menacé dans ce qu'il a de plus précieux : ses va­cances. Coincé entre une belle-mère exubé­rante et snob et une vieille voisine en mal de compagnie, il n'a d'autre ressort que d'accepter le voyage organisé par les Impairs, un cercle de poètes du dimanche parmi lesquels son épouse trompe son ennui. Il n'y met aucune mauvaise volonté, ne considère même pas poètes et poésie avec sarcasme, mais sa maladresse, son inno­cence, sa franchise en toutes circonstances génèrent les pires catastrophes. Comme il ne comprend rien aux codes sociaux et aux rapports de force qui se jouent autour de lui, il ne respecte rien non plus. Candide au pays des pédants, il force chacun à tomber le masque. Amusant du début à la fin, ce deuxième roman est dénué de méchanceté : Muno manipule avec brio un petit monde qu'il connaît parfaitement, mais le narra­teur, parce qu'il demeure étranger au récit, ne se met pas encore en danger comme dans les grands romans autobiographiques de la maturité.

Laurent Robert

1. Constant Burniaux, Clémence, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1944

Jean MUNO, Rages et ratures. Pages inédi­tes du Journal, Bruxelles, Les Eperonniers, coll. « Passé Présent », 1998. Avertissement de Jacques De Decker. Commentaires de Jean-Marc Burniaux. Biobibliographie d’Yvan Dusausoit.

Jean MUNO, Saint-Bedon, Bruxelles, Bernard Gilson Ed., 1998. Postface d’Yvan Dusausoit.