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Critiques de livres


Ariane LE FORT
Rassurez-vous, tout le monde a peur
Seuil
collection « Solo »
1999
154 p.

Le corps de l'angoisse

Peut-être une anthropologue a-t-elle déjà étudié la nouvelle image du corps que, depuis une quinzaine d'années, de nombreuses romancières sont en train d'inventer et de construire dans la littérature écrite en français. Du corps féminin d'abord, que les écrivaines se sont réapproprié après avoir longtemps centré leurs textes sur les sentiments et les rapports humains : un corps décrit dans sa matérialité et ses muta­tions, à travers ses désirs ou ses douleurs, au moyen d'un regard neuf échappant enfin à la dialectique masculine de la fasci­nation et de la peur, du fantasme ou de la sublimation. Plus récem­ment encore, les femmes qui écri­vent ont abordé le thème du corps masculin, vu à travers le prisme de leur propre libido et de leurs propres interrogations, réalisant ainsi un salutaire renversement des pôles.

Le troisième roman d'Ariane Le Fort participe à cette double construction. Camille, la narra­trice, est en butte à son corps pour deux raisons : d'abord, elle est victime d'une impitoyable maladie de la peau qui déforme son apparence. Ce thème est ici abordé avec un terrible détache­ment, aux antipodes de l'exubé­rance de Lorette Nobécourt dans La Démangeaison, comme si la maladie, au-delà de la souffrance concrète, avait pour conséquence d'éloigner le personnage de son corps. La seconde interrogation est plus originale, alors qu'elle de­vrait être extrêmement banale, qu'elle aurait pu constituer le sujet le plus souvent abordé par la littérature mondiale : Camille est enceinte et sur le point d'accou­cher. Les pages finales, qui décrivent les douleurs, les angoisses, le travail intérieur et la délivrance de l'accouchement, sont pro­prement bouleversantes. Rien que pour cette description précise, sensible et sans conces­sion, le livre d'Ariane Le Fort vaut la peine d'être lu.

La question de l'insondable mystère du corps masculin est abordée également par la ro­mancière. Le futur père a en effet la parti­cularité d'être trop gros et son ventre, à la fois encombrant et dur, rassurant et gro­tesque, exerce une étrange fascination sur la narratrice, comme s'il recelait un secret. Toutes ces interrogations ne sont cependant pas gratuites : elles s'enracinent dans la per­sonnalité et dans l'histoire de Camille. Car ce portrait écrit à la première personne est celui d'une femme profondément divisée et en même temps tout à fait cohérente, en tant que personnage, dans ses divisions. L'amour ne va pas de soi pour elle. Et la maternité n'a rien d'une évidence. Alors, comme elle ne se sent pas prête à affronter son futur destin, Camille s'enfuit, revient, se croit heureuse puis tombe subitement malade. Les boutons forcenés qui l'obli­gent à se réfugier dans un hôpital et à partager une chambre avec une femme apparemment sans intériorité, peuvent-ils être com­pris comme une manifestation de son angoisse ? Les symptômes s'estompent, en tout cas, une fois que l'enfant, ce petit être auquel elle ne sait pas encore comment parler, est entré dans la vie. Qu'on ne s'y méprenne pas, ce­pendant : malgré la gravité de son propos, le récit se déroule avec légèreté et humour, sans pesanteur existentielle et sans fioriture. Ariane Le Fort signe là, dans un style très dépouillé, presque trop, un roman psycho­logique qui évite les pièges de l'analyse psychologisante expli­cite.

Laurent Demoulin