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Critiques de livres


Daniel CHARNEUX
Recyclages
Éditions Luc Pire
2002
203 p.

La légèreté du désespoir

Un an après Une semaine de vacance, Daniel Charneux publie aux Edi­tions Luc Pire son deuxième roman, Recyclages. Les deux livres ont quelques points communs, ne serait-ce que parce que chacun d'eux est centré sur un narrateur so­litaire : l'un réalisait seul un périple à pied qui devait s'achever en balade macabre, l'autre se replie sur lui-même pour échapper à ses déboires. Considérés dans leur en­semble, les deux livres construisent un em­bryon d'univers romanesque cohérent, dont on attendra avec curiosité les développe­ments à venir.

Le ton auquel a recours Daniel Charneux pourrait être décrit au moyen de la célèbre boutade parodique de W.C. Field : « La si­tuation est désespérée, mais ce n'est pas grave ». Le narrateur, qui se nomme Jean Aimar, est en effet dans une situation pour le moins difficile : à l'orée du roman, il est simultanément viré par son patron et largué par sa maîtresse. Et au lieu de partir à la re­cherche d'un nouvel emploi et/ou d'un nouvel amour, il s'enferme, se laisse aller physiquement et ne fait rien pour empêcher son seul ami de l'oublier. Et pourtant, mal­gré ce tableau déprimant, le roman est léger, humoristique, sans gravité. Une des clés du ton employé est l'attention ludique que le narrateur porte au langage. Les calembours sont nombreux et le nom du narrateur n'est pas le seul à en faire l'objet. Ils s'appliquent par exemple à ceux de deux illustres philosophes grecs lorsque le narrateur rencontre sur Internet les « [...] maximes d'Épictète et d'Épicure — de quoi se prendre la tête au point d'entreprendre une cure ». Ou à celui d'un personnage se­condaire : « Bob Marchant ne vendait rien. Bob Marchant ne marchait pas ». Aux ca­lembours s'ajoutent les paronomases, c'est-à-dire qu'un mot en appelle souvent un autre phonétiquement proche : « gondo­lait » de rire fait écho à « gondolier », « nombreuses » à « ombreuses », « frênes » à « freine »... Il arrive aussi que le narrateur attire lui-même, au moyen d'une réflexion métalinguistique, l'attention sur les mots qu'il emploie, par exemple lorsqu'il re­marque que « par définition, les week-ends ont une fin, sont une fin ». Cette attention au langage établit une dis­tance, qui permet à Charneux d'éviter le tragique. Dans le même but, l'écrivain mul­tiplie les références intertextuelles. Le texte fait en effet souvent appel à des chansons, des poèmes, des mythes, des romans, des publicités... Parfois, la source est précisée (Coelho, Jean Ferrât, Jason et la Toison d'or, Les Mille et une Nuits...). Parfois, une phrase venue d'ailleurs se glisse discrète­ment dans le texte et l'on reconnaît là Brel ou Trenet, là Boileau, La Fontaine ou Mar­cel Thiry...

Recyclages contient un troisième procédé de distanciation : le récit enchâssé. Car, après une période d'errance, Jean Aimar réagit en créant un site web particulier : son concep­teur propose aux visiteurs de remplir un petit questionnaire à partir duquel il écrira un texte sur leur vie. Et ces textes s'intè­grent au roman de Charneux. Ces petites fictions en abyme ont un point commun : elles tournent autour de la ques­tion du bonheur. Diverses réflexions contradictoires à ce sujet se croisent ainsi dans le roman. Soucieux sans doute de ne pas donner d'avantage décisif à l'une ou l'autre de ces visions du bonheur, Daniel Charneux propose dans les dernières pages du livre deux fins différentes à son récit, une pessimiste et une optimiste. Peut-être pourrait-on lui reprocher ce tour de passe-passe final, qui se traduit chez le lecteur par une sorte de frustration : les deux issues s'annulent si bien qu'on ne croit à aucune d'entre elles. Mais force est de constater que cette dualité finale est cohérente par rapport à la composition générale de ce roman, contemporain dans sa forme comme dans son propos et qui peint le désespoir avec lé­gèreté.

Laurent Demoulin