pdl

Critiques de livres


Vincent ENGEL
Retour à Montechiarro
Fayard
2001
763 p.

Tous les trains ne mènent pas à Rome

Un train qui descend sur Naples. Une jeune femme, Agnese Délia Rocca, en route vers le bagne de Lipari où son ami le plus cher, libraire communiste, est enfermé pour des raisons idéologiques, mais aussi parce que son mari, fonctionnaire de l'état fasciste, ne peut supporter l'amitié qu'elle voue à cet intellectuel pédéraste. Un homme, Sébastien Morgan, jeune photo­graphe d'une vingtaine d'année venu effec­tuer un reportage sur l'Italie de Mussolini. Mais en gare de Rome, un groupe de soldats monte dans le train pour arrêter Agnese et la reconduire sous escorte à Montechiarro. Pourtant, sur fond de bruits de ferrailles et de chaleur torride, une rencontre a eu lieu, et un coup de foudre, l'irréparable. C'est autour de cet épisode que s'articule la grande saga familiale de Retour à Monte­chiarro, le dernier roman de Vincent Engel. Avec pour toile de fond trois périodes de l'histoire italienne, l'auteur met en scène cinq générations de Toscans et de Toscanes aux prises avec l'histoire, à la recherche du pouvoir ou du bonheur. La première partie du récit nous transporte donc à Monte­chiarro, petit village toscan où vivent le comte Bonifacio Délia Rocca et Umberto Coniglio, aïeuls respectifs d'Agnese et de son mari. Ce sont deux hommes intelligents et pondérés, et entre le propriétaire terrien, aristocrate aux idées plutôt libérales, et le marchand, honnête mais dur en affaire, va naître une alliance qui fera croître la for­tune des deux familles et la consolidera. Après la chute financière des Délia Rocca, Agnese, pour sauver son domaine, est obli­gée d'épouser le petit-fils de Coniglio, cré­tin mégalomane rompu aux idées de Mussolini. Ce dernier mènera la vie dure à Agnese, et on comprend dans ces condi­tions l'importance que prend pour elle sa rencontre avec Sébastien Morgan, jeune, beau et Belge de surcroît. Mais des rares accouplements entre Agnese et son fasciste de mari naîtront deux filles, dont les enfants respectifs, Giovanni et Lastitia, seront les protagonistes de la troisième partie du récit. Avec un Sébastien Morgan devenu vieux, riche et célèbre... Grâce à celui-ci, les deux cousins, ignorant leur parenté, vont se ren­contrer dans la villa familiale, et ce sera le coup de foudre. Ainsi, entre Giovanni, ef­frayé par son engagement politique dans les Brigades Rouges, Laetitia, envoûtée par cette Italie qu'a fuie sa mère, et le photographe retrouvant un passé douloureux à travers ces jeunes gens, se retissent petit à petit les liens que la folie révolutionnaire des hommes avait défaits au cours des temps. Retour à Montechiarro est un livre bien construit, que j'ai lu d'un souffle, du début à la fin, et avec un plaisir certain. Fait qui mérite d'être salué, tant il est rare chez nos écrivains, Vincent Engel a l'ambition et le courage d'ancrer son action dans l'histoire, et qui plus est dans une histoire complexe, celle de l'Italie. Mais si je ne peux que louer cet effort, je dois bien dire que sa concrétisa­tion me laisse un goût acide dans la bouche, comme celui d'une purée de tomate mal di­gérée. Pas assez cuite, peut-être... Ainsi, la première partie du récit, placée sous la période du Risorgimento, c'est-à-dire de l'unification italienne, met en place sans grandes nuances des figures historiques figées, comme sorties de manuels d'histoire un peu vieillots : celle de l'aristocrate éclairé, gestionnaire impeccable de son exploitation agricole, bon avec ses ouvriers, ou celle du négociant, dont l'auteur s'emploie à justifier la nécessité historique, ou encore celle du notaire, évidemment catho­lique et conservateur.

Vincent Engel développe cette histoire d'amour autour de la thèse selon laquelle les hommes, dans leur folie, font des révolutions meurtrières que les femmes subissent, tout en tentant de résister et de sortir de cet en­grenage : ainsi, le retour de Laetitia à Monte­chiarro, et sa relation avec Giovanni, qui abandonne son engagement révolutionnaire dans les Brigades Rouges, semblent enfin conjurer cette malédiction. Mais, fort occupé à démontrer sa thèse, l'auteur oublie ici que de nombreuses femmes étaient engagées dans le mouvement communiste combattant. De même, l'assimilation qu'il fait entre les Bri­gades Rouges et les fascistes me semble ha­sardeuse, et pour le moins mal étayée. A vrai dire, le grand moment d'intensité du récit est celui de la rencontre entre Agnese et Sébastien, comme la période historique la mieux développée par l'auteur est celle du fascisme, même si les lecteurs de Carlo Levi se rappelleront que les potentats de cette époque n'ont pas besoin d'être caricaturés pour apparaître tragi-comiques. Les deux autres périodes, celles du « Risorgimento » et celle des « années de plomb », sont abor­dées de façon sommaire et se plient plus à la nécessité du récit qu'ils ne le nourrissent vraiment. C'est dommage, d'autant plus que Vincent Engel fait montre ici d'un vrai talent de conteur.

Ce qui se passe du point de vue historique se retrouve dans les décors de la Toscane d'Engel. Ah ! chère Toscane ! le charme de ses petites villes, ses vertes collines, ses cy­près, sa gastronomie, son esprit de clocher... Visitez la Toscane ! En lisant Vincent Engel, on a cette impression, qui va s'amplifiant au cours de la lecture, d'une vision un peu trop touristique de ce pays. Pas une observation sur le comportement des autochtones n'échappe à la banalité et, dès les premières pages, on trouve des descriptions de pay­sages et de nourritures dignes des guides touristiques sur la région les plus fréquentés. Ce qui fait défaut aux décors de Retour à Montechiarro, c'est un regard personnel sur les paysages ; le village et les lieux alentours ont probablement touché l'auteur, mais il n'a pas trouvé ce qui faisait pour lui leur vé­ritable particularité. De même si l'auteur semble avoir une connaissance extérieure va­lable de l'histoire d'Italie, il lui manque une intériorisation de cette histoire, ainsi que le questionnement qui lui est inhérent — et qui aurait probablement nui à son projet, ou en tous cas l'aurait rendu cent fois plus com­pliqué. On a trop souvent l'impression, en lisant Retour à Montechiarro, de la rencontre très peu surréaliste entre un manuel d'his­toire et un guide Michelin.

Pascal Leclercq