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Critiques de livres

Patrick Roegiers
La spectaculaire histoire des rois des belges
Paris
Perrin
2007
450 p.

Les rois sont nus
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 148

La Belgique est décidément une source d'inspiration considérable pour Patrick Roegiers qui lui consacre son cinquième livre. Après nous en avoir livré sa vision subjective (Le mal du pays, autobiographie d'un pays), puis une version reposant davantage sur la mémoire collective (La Belgique, le roman d'un pays), après avoir flanqué ces deux livres d'un pendant délirant (La Belgique en vers et contre tout, poèmes macaroniques et Le cri de la Muette, poème symphonique), Roegiers entreprend un nouveau récit de la Belgique à partir de l'histoire des rois.

La construction de ce livre évoque aussi bien la Géométrie des sentiments qui brassait l'histoire de la peinture et celle du sentiment amoureux à partir de quelques chefs-d'œuvre ou L'oculiste noyé, qui définissait une sorte de panthéon littéraire européen du XXe siècle en mettant en scène le personnage emblématique de chaque auteur dans le cadre d'un fait divers authentique. Chaque chapitre de La spectaculaire histoire des rois des Belges répond à un cahier des charges identique. On entre dans la vie de chaque roi par un épisode mémorable (comme, pour Baudouin, l'épisode de l'incapacité à régner pendant 48 heures qui lui a permis de ne pas contresigner le décret dépénalisant l'avortement), puis sont évoqués systématiquement les mœurs, les amours, les manies, les habitudes alimentaires, le poids du règne précédent qu'il faut prolonger ou dont il faut se démarquer et les problèmes qui se sont posés au souverain durant chaque règne…

Alain Goldschmidt
Patrick Roegiers ou les anamorphoses d'Orphée
Avin
Luce Wilquin
2006
282 p.

 Les contraintes, on le sait, sont faites pour être respectées et… détournées. Roegiers ne s'en prive pas. Les six rois sont en fait sept, puisque le Régent est traité comme un souverain à part entière. Les contraintes sont parfois sensibles en creux. Roegiers parvient par exemple avec une habileté redoutable à ne pas mentionner le moindre homme politique belge.

Les portraits sont savoureux, dignes des meilleures pages de ses précédents romans. Roegiers, qui s'est formidablement bien documenté, compile toutes les anecdotes, tous les points de vue, toutes les analyses possibles même quand elles sont contradictoires. Il brasse la grande histoire et les potins et nous offre une succession de portraits reliés entre eux par une stupéfiante série de constantes d'ordre privé ou public. Nos souverains, Léopold II excepté, ne sont jamais prêts à exercer leur fonction. S'ils ne sont pas des seconds choix (comme les deux Albert), ils accèdent à leur fonction trop tôt (Léopold III et Baudouin, en particulier). Ils ont tous songé très sérieusement à abdiquer mais quand la seule occasion de le faire s'est véritablement présentée, il a fallu une crise (et plusieurs morts) qui aurait pu déboucher sur une guerre civile pour qu'enfin le souverain s'y résolve.

A lire ces vies de rois, on réalise également qu'il existait pour chacun un costume plus approprié. Léopold Ier se serait bien vu maréchal d'Empire ou roi d'Angleterre. Léopold II aurait pu se consacrer au grand capitalisme international. Albert Ier aurait pu se contenter d'un rôle de bourgeois discret. Léopold III avait un dégoût du parlementarisme suffisant pour s'engager dans les dérives extrêmes des années 30. Charles aurait pu ne jamais faire de politique, Baudouin se serait mieux accommodé de la pourpre cardinalice que de ses fonctions royales. Albert aurait pu terminer sa carrière en poursuivant ses bons offices de VIP. Ils se sont tous plus ou moins conformés à leur rôle et à l'image que le monde s'est faite d'eux (diplomate, colonisateur, mythe vivant, traître, mouton noir, père, grand-père) en usant, pour s'attirer les faveurs du peuple, de la ficelle usée mais toujours efficace de la jolie princesse à épouser.

Il ressort de la lecture de ce livre une vision contrastée d'une monarchie confrontée à un matériau shakespearien mais qui s'est comportée comme un pendant terne de Monaco. En dépit des évènements tragiques qui ont rythmé leurs règnes (une tentative d'invasion hollandaise, deux guerres mondiales, la décolonisation, le déclin industriel et les grands scandales des années 80 et 90, des tueurs du Brabant wallon à l'affaire Dutroux), on a toujours l'impression que les rois sont les jouets des évènements alors que ceux-ci auraient pu (dû?) leur permettre de se transcender. On réalise aussi que l'image d'une cour sobre, effacée et pour tout dire un peu terne, ne vaut que pour le règne de Baudouin qui fait figure d'exception tant les autres règnes sont émaillés de maîtresses, d'unions morganatiques et d'enfants illégitimes reconnus ou non. Le ton est extrêmement libre, mais le livre n'est pas qu'à charge, c'est un autre tour de force de cet ouvrage. Roegiers dit clairement ce qui se sait peu ou s'occulte encore, mais il rend compte du point de vue populaire (la ferveur pour Albert et Baudouin, la haine pour Léopold II ou les divisions profondes suscitées par Léopold III). Roegiers donne également de l'épaisseur aux rois par l'évocation des drames privés qui ont plombé leurs vies.

Ce livre trouve évidemment toute sa place dans l'œuvre de Patrick Roegiers qui a eu récemment les honneurs d'une monographie dans la collection «L'œuvre en lumière» des Éditions Luce Wilquin. Alain Goldschmidt analyse l'œuvre romanesque, dans une langue stylée, à la hauteur de son sujet, sans jamais se laisser tenter par le pastiche ou l'imitation. Chaque livre est présenté pour lui-même et en fonction de la place qu'il occupe dans l'architecture construite de plus en plus sciemment par l'auteur. Il décortique les interactions permanentes entre le savoir, l'art et la fiction. Il souligne l'importance d'une langue originale, truffée d'érudition et de calembours. Une langue que Roegiers invente autant pour traduire en mots la panoplie complexe des cinq sens que pour reconstituer des destins et univers cohérents et complets dans l'esprit de la Renaissance et du siècle des Lumières. Roegiers reprend à son compte l'ambition d'une vision du monde unifiée tenant compte de toutes les facettes du savoir mais la ramène aux dimensions d'une fiction.