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Critiques de livres

Patrick Roegiers
Le Cousin de Fragonard
Paris
Le Seuil
Coll. "Fiction & Cie"
2006
218 pages

Le parfum de la mort
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 143

Plus l'œuvre de Patrick Roegiers se déploie et plus elle gagne en cohérence. Chaque nouveau livre s'inscrit automatiquement dans un plan d'ensemble minutieusement concerté. En 2002, le récit halluciné de Tripp était construit comme un contrepoint à l'objectivité exacerbée de Beau Regard, son premier roman. Avec son nouveau livre, Patrick Roegiers nous propose le troisième volet d'une réflexion sur les rapports entre la science et l'art. Dans cette veine, La géométrie des sentiments, qui vient d'être réédité en poche, brassait neuf siècles d'histoire de l'art à partir de neuf chefs d'œuvre centrés sur un couple emblématique, peint dans la métropole la plus puissante de son époque par l'artiste dominant l'art de son temps. Hémisphère Nord (Prix Rossel 1995, également disponible en poche), racontait la vie et le destin d'Ulrich, un peintre romantique imaginaire dont la figure devait beaucoup à celle de Caspar Friedrich.

Comme le roman qui vient de paraître se situe en France, à la fin du XVIII° siècle, on aurait pu penser que le livre allait constituer un pendant à Hémisphère Nord, mais il fallait compter avec la malice de Patrick Roegiers qui aime déconcerter et biaiser avec l'architecture romanesque composée livre après livre.

Patrick Roegiers
Le Cri de la Muette
Avin
Éd. Luce Wilquin
Coll. "Lucioles"
2006
64 pages

Il y avait chez Jean-Honoré Fragonard tout ce qu'il fallait pour l'opposer à l'austère Ulrich. Il est virtuose et mondain. Il préfère la société à la nature, le détail à l'ensemble et la psychologie à la contemplation. Mais dans la famille Fragonard, Roegiers s'est détourné de cette personnalité notoire pour s'intéresser au cousin du peintre. Honoré Fragonard fut un anatomiste génial qui dirigea la première Ecole vétérinaire de Maison-Alfort. Il mit au point une technique de conservation de pièces anatomiques écorchées et constitua une énorme collection dont l'intérêt scientifique n'était pas la seule qualité. Elle sert en effet une vision du monde hallucinée et peut s'envisager aujourd'hui comme un projet artistique à part entière. Pour évoquer le siècle des Lumières connu surtout pour le primat qu'il a accorda à la raison, l'auteur, avec ce goût du paradoxe qui lui est cher, choisit donc une figure obscure et lyrique qui nous renvoie à Vésale, un autre personnage important dans l'univers de Roegiers.

La trame générale du Cousin de Fragonard est donc la biographie d'Honoré. Mais le livre est forcément plus ample qu'un simple récit de vie. Avec la précision du détail quasi maniaque qu'on lui connaît, Roegiers reconstitue la société de l'époque. Les mœurs, l'urbanisme, les enjeux philosophiques, artistiques et esthétiques sont passés au crible, mais aussi l'état de la connaissance scientifique avec une attention toute particulière pour les matières de son héros : l'anatomie et la dissection. Roegiers excelle, on le sait, à rendre compte des perceptions sensorielles. Cette fois c'est l'odorat qui est à l'honneur dans toute l'amplitude de son catalogue : des délicieuses effluves de la parfumerie familiale aux putréfactions morbides qui furent le quotidien de Fragonard. L'érudition n'est cependant jamais un frein au romanesque. S'il refuse la psychologie, Roegiers ne refuse pas l'imagination. Le coup de foudre amoureux de Fragonard, dont on laissera au lecteur le plaisir de la découverte, et son dialogue, imaginaire et post mortem, avec son cousin sont de purs régals.

S'il est une qualité reconnue unanimement à Patrick Roegiers, c'est la parfaite maîtrise d'une langue originale qui propose une synthèse inédite entre un vocabulaire rare, une syntaxe complexe et un penchant irrépressible pour les jeux de mots et autres calembours. Le lecteur appréciera d'autant plus cette écriture s'il accepte le processus délibéré de «ralentissement de la lecture» pour reprendre la formule de Jacques De Decker. Une introduction peut néanmoins s'avérer nécessaire. Le Cri de la Muette qui vient de paraître chez Luce Wilquin peut jouer ce rôle. Ce livre propose le texte écrit et dit sur la scène de la Monnaie, lieu fondateur de la Belgique, dans le cadre des festivités commémorant le 175° anniversaire du royaume. C'est un hommage délirant qui convoque les archétypes, les figures emblématiques, les tics et l'humour, les mœurs et les ridicules qui façonnent l'image du Belge et de son pays. L'ouvrage provoquera bien entendu la jubilation du fan club, mais permet aussi un premier contact avec une œuvre dont l'humour n'est pas toujours aussi clairement perceptible ailleurs.