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Critiques de livres

Marc Rombaut
La Chose noire
Monaco
Editions du Rocher
2006
167 p.

L'obsession de l'Histoire
par Laurence Vanpaeschen
Le Carnet et les Instants n° 145

J'ai lu La Chose noire, de Marc Rombaut, d'une traite, habitée d'une sensation étrange. Je n'ai pas connu la Guinée de Sekou Touré, dont l'auteur raconte la folie cauchemardesque. J'ai approché, il y a peu, celle de son successeur, qui continue de dévorer son peuple de façon moins sanglante, mais tout aussi orgiaque. Les mots que Marc Rombaut a pour décrire Conakry sont les mêmes que les miens, quand je tentais de dire la moiteur nauséabonde qu'avait imprimée cette ville en moi. «Chaleur lourde, moite, pesante, suffocante. Pas d'air. Odeur de moisi omniprésente. Terre rouge. Mer grise (…) Cocotiers, flamboyants, fromagers squattés par d'horribles charognards poussiéreux, immobiles, mornes. La Corniche, minée par la saison des pluies, s'orne d'anciennes villas coloniales délabrées aux vastes vérandas […] Impression de déglingue générale. Je découvrirais bientôt que ce délabrement généralisé atteignait le mental.

Fin des années 60, le narrateur part enseigner la sociologie dans une Afrique que l'époque fantasmait après l'avoir pillée, et qui fut pour beaucoup le lieu d'une rupture romantique d'avec un Occident bourgeois. Le mythe révolutionnaire s'incarnait à l'époque en Guinée, discours marxiste généreux et brillant, réalité de terreur, de délation collective érigée en principe, de tortures, de meurtres et de disparitions. D'abord, le nar- rateur ne voit pas, ivre de la jouissance de la rencontre avec cette Afrique tant rêvée, et des privilèges que lui confère l'article qu'il a écrit sur le projet social et économique de l'icône Touré. Réceptions au palais, disponibilité totale des corps et des sens avec les deux belles Françaises qui partagent son lit et tant d'autres, avec Aminatou la jeune élève, «érotisation du vide». Puis Tidiane, l'ami, qui sait lui l'horreur et l'ignominie qui gangrènent peu à peu le pays puisqu'il fait partie du pouvoir. Tidiane, qui le sauvera de l'arrestation et plus que sans doute de la mort en le poussant à fuir. Tidiane qui ne pourra se sauver lui-même et qui périra dans les gouffres de ce Léviathan tropical. Tidiane dont l'agonie par diète noire, le supplice favori du dictateur, va le hanter pendant trente ans, images de l'innommable et de l'irreprésentable.

Revenu en France, le narrateur est sauvé de la mort, mais pas de l'Histoire ni de lui-même. «Comment ai-je pu m'annihiler intellectuellement en endurant, médusé, oui, stupidement, les discours aux in flexions marxisantes d'un dictateur cynique et fou? (…) Pourquoi n'ai-je pas vu ce que je voyais?» Et comment dire à ceux qui refusent d'entendre? Pour des «raisons diplomatiques», le ministre Michel Poniatowski fait saisir en 1976 aux éditions du Seuil le livre d'un Français qui, avant de mourir au camp de Boiro, dénonçait l'horreur guinéenne. Le personnage de Rombaut lui, se heurte à l'indifférence, aux «ombres romanesques», aux «utopies idéologiques préférées aux faits, au réel, à la vérité». Il s'englue dans son impossibilité d'oubli, s'enferre dans ses cauchemars infernaux, égrène sans cesse le nom des disparus «pour les arracher au moins à l'oppression de l'oubli » et récupérer le sien, perdu dans les profondeurs de la cruauté de l'espèce.

L'amour de Judith le sauvera peu à peu de son «obsession de l'Histoire». Elle lui réapprend le vivant, patiemment, par son savoir de l'instant, son écoute absolue, son ignorance des faux-semblants, sa juste liberté. «J'étais parvenu à ce moment de mon histoire où, après avoir enduré la désolation, une pulsion surgie de la nuit m'avertissait que j'étais à l'intérieur même du mouvement irréversible de ma vie.»