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Critiques de livres

L'œil de la lettre

Saluons d'emblée une initiative intéres­sante et ambitieuse par son double pro­pos. La Maison de la Poésie de Namur et le Musée provincial Félicien Rops ont en effet uni leurs efforts pour faire paraître dans la collection Tiré à part éditée par la revue Sources deux ouvrages consacrés à Rops, ouvrages complémentaires puisque l'un, Rops au risque de l'autre, est un ensemble d'études sur le travail de l'artiste — plus précisément dans ses rapports avec la littérature — et le second, Rops musagète, un recueil collectif de poésie. Complémentaires, certes, mais plus encore : s’ils peuvent tout à fait être lu indé­pendamment l'un de l'autre, on perdrait à les dissocier le jeu de miroirs qu'ils occasionnent. D'une part — et pour simplifier car il s'agit de bien plus que d'une objectivation réduc­trice — nous voyons Rops dans son rapport à l'Autre, essentiellement à son modèle féminin et aux œuvres littéraires de son époque, et d'autre part, Rops est vu par nos écrivains contemporains. Sujet, objet et temps se croi­sent dans une seule figure qui, en fonction de la démultiplication des points de vue, recouvre une cohérence toute moderne (laquelle renvoie finalement à la modernité ropsienne). La focalisation ainsi définie, le palais des glaces où nous voici transportés ne perd rien de son pouvoir d'attraction car le labyrinthe en est complexe. On peut y entrer par l'une ou l'autre porte, c'est selon. J'ai choisi celle de la démarche cognitive en pre­mier, par souci de réserver les émotions pour la fin, mais l'inverse se justifiait tout autant. Partant du constat que « l'homme moderne trouve désormais dans le regard sa forme pre­mière de connaissance, et corrélativement, dans sa confrontation à l'Autre son mode pre­mier de constitution de soi », Myriam Watthée-Delmotte, qui préface et coordonne le recueil d'études, a rassemblé des textes se partageant selon trois orientations. La pre­mière, avec René Plantier, Jean-François Guéraud et elle-même, aborde Rops en tant qu'illustrateur, respectivement de Baudelaire, Mallarmé et Barbey d'Aurevilly. Et l'on y per­çoit mieux ce que l'on pressentait, à savoir que l'artiste est aussi un lecteur pénétrant, qui « ne cherche guère à traduire l'anecdote des textes, mais scrute chez les trois auteurs qu'il illustre la problématique même de la représentation ». La deuxième orientation envisage plus particulièrement « les modalités du rap­port à l'Autre à l'intérieur même de l'activité artistique ». Sur ce point, la contribution d'Ana Gonzalez-Salvador rend compte, avec une grande finesse d'analyse, de ce qui fonde la transgression sociale de Rops, ainsi que de sa relation fascinante à « l'Autre absolu qu'est le sexe féminin » grâce à laquelle il introduit dans l'œuvre elle-même, avec le concours du spectateur, le double mouvement « voir — être vu ». Enfin, une troisième approche qui consiste, comme le souligne Colette Nys-Mazure, à « s'arrêter longuement devant une œuvre et l'interroger pour la transposer en mots ». Démarche qui va donc plus loin que la simple intuition, mais qui s'arrête avant la critique, l'œil qui regarde, la main qui écrit, étant avant tout ceux du poète. Ainsi, avec les textes de Nys-Mazure et de Tristan Sautier, ce sont les écrivains qui « illustrent » à leur tour l'œuvre plastique. De là, il n'y a plus qu'un pas à franchir pour aborder le deuxième volume. Cette fois, le travail de l'illustrateur inspire (au sens plein du terme) l'œuvre des poètes. « Littérature et image, image et littéra­ture se nourrissent l'une de l'autre, se stimu­lent l'une l'autre » souligne Bernadette Bonnier dans la préface. On ne pourra citer tous ceux qui ont ainsi porté un regard neuf sur Rops (ils sont dix-neuf à avoir relevé le défi). Mais quel que soit le tempérament de chacun, tous ont été sensibles aux côtés noirs, sataniques et érotiques de l'artiste. Comme si les traits « fin de siècle » de Rops étaient encore les plus actuels. Outre une similitude d'époques (laquelle n'est pourtant sans doute que superficielle), c'est peut-être parce que là réside la vérité profonde de l'artiste, son origi­nalité toujours présente, toujours renouvelée. Au lecteur maintenant de boucler la boucle, en réconciliant, d'un même regard, textes et illustrations de ces deux beaux volumes.

Dominique Crahay

Coll., Rops au risque de l'autre (textes ras­semblés par Myriam Watthée-Delmotte) — Rops musagète, revue de la Maison de la poé­sie de Namur, coll. Tiré à part, 1996.