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Critiques de livres


Guy GILSOUL
Rue de Pologne.
Chronique des années 80
CFC-Editions
coll. « La ville écrite »
2003
172 p.

La rue est un roman

Pour sujet, scène et âme de son pre­mier roman, Guy Gilsoul, professeur et critique d'art, a choisi une rue dis­crète de Bruxelles, courte et légèrement pentue : la rue de Pologne. Une rue de l'ombre, qui protège sa singularité, veille sur ses secrets, cultive l'esprit de famille, la douceur du village, de la vie entre soi. Les gens pressés ne la connaissent pas, les navetteurs ne l'empruntent jamais et les agents im­mobiliers ne croient guère en son avenir. Cette rue modeste est pourtant, à sa ma­nière, un royaume : C'est sans doute là et pas ailleurs que j'ai rencontré l'expression la plus convaincante de ce qu'on appelle l'humain. Cette chronique d'un coin de ville, au fil des jours et des saisons, mêle les couleurs, les événements et les émotions de la vie quotidienne. Les rires et les larmes, les espoirs et les déboires de ceux qui habitent cette petite rue saint-gilloise, l'animent, la créent, au­tant qu'elle les modèle. Entre eux et elle se noue mieux qu'un échange : une complicité. Qui invite au partage : ici, on vit ensemble, on se connaît, on se parle. Même s'il arrive qu'un deuil trop cruel, une peine trop lourde rompe le lien : ainsi le vieil Emile fer­mera-t-il sa porte à l'amitié pour s'enfoncer dans son désespoir. Rue de Pologne aussi, il advient qu'on meure seul...

Mais pour l'heure ils sont là, chacun tenant un rôle, apportant sa touche au tableau. Rose, la vieille artiste au grand cœur, sans mari ni maison et moins encore de réputation. Mario le clown, qui eut son heure de gloire, dirigea un cirque qu'il a dû vendre, mais donne encore des spectacles avec cracheur de feu et funambule, serpents et tours de magie, pour la joie des enfants du quartier.

Raoul, le carrossier, et son inséparable Lili, devenue garagiste par amour, elle qui rêvait, adolescente, de haute couture, de voyages et de bijoux.

Lune, la jeune fille grave aux yeux clairs, qui cherche sa vérité de peintre. François, le petit garçon curieux et imaginatif, qui s'en­tête à percer le mystère de la source souter­raine qui se cacherait non loin du grand érable qui a eu raison de l'élagueur téméraire venu un soir d'hiver l'affronter avec sa hache et sa scie... Il la trouvera, mais s'apercevra dans le même temps que les plus beaux jeux ont une fin et que l'enfance nous quitte un jour.

Le pittoresque abonde — un peu trop ? — dans cette galerie de personnages originaux et colorés, souvent attachants, amarrés au­tour du vieil érable indestructible. Mais le vent tourne et, doucement, la rue chavire. De gré ou de force, les anciens dé­sertent, remplacés par des étudiants, des immigrés clandestins, de faux bohèmes, amateurs d'avant-garde, qui verraient bien le quartier transformé en « nouveau Mont­martre ». Le royaume des années 80 ne te­nait peut-être qu'à un fil de lumière, de chaleur fraternelle, qui sans bruit se défait. Aux nouveaux venus d'en nouer un autre, d'inventer une alchimie différente, pour que l'histoire continue. Guy Gilsoul se veut confiant. Après tout, la rue n'appartient à personne. Elle change, puisqu'elle vit. Mais dans ses pierres bat la mémoire de ceux qui y ont posé un moment leurs bagages et leurs rêves....

Francine Ghysen