pdl

Critiques de livres


Leïla HOUARI, Joss DRAY
Femmes aux mille portes, Portraits, mémoire
coéd. EPO
Au nom de la mémoire et Syros
1996
Préface de Gisèle Halimi
128 p.

La société hors spectacle

Je ne sais pas comment il en va pour vous, mais en ce qui me concerne, les mots parfois me laissent interrogateurs. J'ai beau les entendre répéter cent fois, connaître le contexte dans lequel on les em­ploie, savoir ce qu'ils désignent : je n'arrive pas à leur donner chair et substance. Ainsi, le mot « Rwanda », par exemple. Bien sûr des images surgissent aussitôt (et sans doute vaudrait-il mieux parler de clichés), chargées d'exotisme ou de visions d'horreur, mais rien, jamais, qui en appelle à une réalité sin­gulière et, partant, à une perception intime de ce qu'un tel vocable peut recouvrir. Je n'ai qu'à voyager, me direz-vous. Vous avez mille fois raison. Mais alors, à quoi ser­viraient les livres ?

Celui que Pierre Maury vient de publier aux Editions Luc Pire m'a permis d'aller voir ailleurs : au Rwanda, précisément, en l'an deux de la période de restauration qui a suivi le génocide. L'auteur y a effectué deux séjours de quelques semaines, en octobre puis en décembre 1995. Il a vécu avec des familles de Kigali et a voulu témoigner de la vie ordinaire qu'il a pu observer dans la ville en s'y mêlant, pas tout à fait comme un au­tochtone (le Blanc, le muzungu, qu'on ne peut imaginer là-bas que riche et lié au sys­tème néocolonial, continue à faire tache), pas tout à fait non plus comme un étranger (c'est en ami qu'il fut reçu par les familles dont il a partagé l'existence). Son expérience remonte donc à quelques mois à peine, et déjà nous parviennent de la frontière zaïroise d'autres images qui nous montrent à nouveau la souffrance d'un peuple. La réalité de la vie dont Maury se voulait le rapporteur s'en trouve-t-elle affec­tée ? Les esprits recommencent-ils à s'échauffer à Kigali, l'armée s'y montre-t­elle plus belliqueuse et les tensions, plus vives ? Je n'en sais rien. Mais du moins le témoignage de l'auteur reste-t-il valable comme traces d'un moment précis. A plusieurs reprises, Pierre Maury se sou­vient dans son livre qu'il est journaliste et critique littéraire. Mais s'il s'intéresse aux questions de la presse (qui tente de recon­quérir son autonomie et manifeste à l'occa­sion une certaine indépendance par rapport au pouvoir en place), s'il se montre curieux de l'activité culturelle du pays (les danses traditionnelles, la musique demeurent de puissants vecteurs de cohésion sociale), c'est en promeneur attentif au quotidien qu'il s'efforce de décrypter le monde qu'il par­court. Les stigmates de la guerre et les travaux de reconstruction, les petits commerces de rue, les lieux de sorties nocturnes, l'orga­nisation familiale, les préparatifs d'un repas, d'un mariage... : c'est la vie au fil des jours qui surgit sous sa plume, non sous la forme d'une chronique, d'un récit de voyage pro­prement dit, mais dans la succession de brefs chapitres où les observations sont rapportées par thèmes. Ce petit livre (il fait moins de cent pages) se révèle attachant, précieux, par la modestie même de son propos et par la réserve de son écriture. Même si l'auteur, dans son épilogue, regrette d'en être resté à un « témoignage trop timide et trop dégagé d'intenses émotions ressenties comme une succession de bouleversements personnels », on lui sait gré pour cet ouvrage-ci (mais d'autres vien­dront peut-être, qui s'attacheront cette fois au regard plutôt qu'à la chose vue), de nous avoir permis de découvrir à sa suite, dans une approche amicale, une part d'humanité au quotidien.

Leïla Houari et la photographe Joss Dray ont voulu pourfendre d'autres clichés : ceux qui s'attachent aux femmes de l'immigration maghrébine. Elles ont rencontré dix-sept d'entre elles, en France ou en Belgique, pour les écouter raconter leur histoire personnelle, confier la vérité de leur vécu. Elles nous li­vrent le résultat de leur démarche dans un bel ouvrage cartonné, Femmes aux mille portes, portraits, mémoire, qui se parcourt comme un album de famille, accompagné des commentaires, des récits de Khadouj Anajar, de Charleroi, Khiti Amina Benhachem, de Bruxelles, Madame Khalil, d'Asnières, ou Zineb Foughali, de Paris... On croirait les entendre parler, car Leïla Houari a eu à leur égard le respect qu'on doit aux paroles authentiques et n'a pas cru bon d'en­joliver leurs propos par un style « littéraire ». (On n'en dirait pas autant de l'exaspérante préface de Gisèle Halimi, qui fait sa coquette en maniant, avec l'aisance qu'on lui connaît, une rhétorique de dénégation lui permettant de ne pas s'impliquer en restant polie : la sin­cérité de l'entreprise méritait mieux que ces manières d'intellectuelle médiatique.) Leur voix et leur visage : elles ont en com­mun l'expérience de la condition spécifique de la femme dans la société "musulmane, où les mariages sont arrangés par les parents, celle du déracinement, de la confrontation de deux cultures. Pour le reste, par leur âge, leurs origines, leurs parcours, elles se révè­lent aussi différentes que peuvent l'être une ouvrière de boucherie et une présentatrice de télévision, une jeune danseuse, une mère de famille nombreuse ou la patronne d'un restaurant parisien à la mode. Encore une chose pourtant les rapproche, qui justifie en même temps le projet militant du livre : c'est que toutes, elles ont lutté pour échapper au destin tout tracé qui leur était assigné, pour imposer la légitimité de leurs aspirations individuelles, pour, en somme, exister autrement qu'en tant que clichés. Elles vivent à présent sous nos yeux dans les portraits sensibles que nous donnent d'elles une photographe, un écrivain qui surent se montrer attentives à leur inaliénable singularité.

Carmelo Virone

Pierre MAURY, Rwanda an deux, Bruxelles, Luc Pire, coll. Interna­tionale, 1996