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Critiques de livres


Pierre HUPET
Sade ou le miroir de l'absence
Liège
Editions du Cefal
1994
144 p.

Sade sans excès

Ce n'est jamais sans appréhension qu'on voit la littérature, l'art ou le cinéma contemporains s'emparer de la figure de Sade, même (surtout ?) lorsque l'auteur prend soin d'avertir que « les faits ici développés relevant de la pure fiction, il ne saurait être question d'y cher­cher une quelconque vérité historique. » Les entorses assumées à cette vérité sont nom­breuses dans la pièce de Pierre Hupet, qui met en scène, entre 1790 et 1794, un Sade « au visage osseux, anguleux » (treize ans de forteresse l'avaient rendu obèse), incapable de continuer la rédaction des Infortunes de la vertu qu'en réalité il avait achevée deux ans plus tôt, et qu'il se bornera à augmenter pour la publication de 1791. Il est exact que Sade écrivit peu sous la Révolution < (une seule pièce qui n'est qu'une adapta­tion, et des brochures politiques), mais c'est qu'il était requis par les bouleversements historiques et qu'il cherchait en vain à pla­cer son théâtre, nullement en raison d'une panne d'inspiration. Au surplus, on voit mal Sade exposer à la vue de tous le manus­crit d'un livre qui paraîtra sans nom d'au­teur et dont il prendra soin de dissimuler même à ses proches qu'il en est l'auteur. Enfin, il est fort improbable que des gens, fussent-ils des nobles débauchés, aient pu se dire à l'époque ses « fidèles compagnons » et ses « disciples».

Mais il serait hors de propos de multiplier les exemples. Le « divin marquis » appar­tient au domaine public, et l'on voit bien que Pierre Hupet a voulu restituer le théâtre mental de Sade. Il n'est pourtant pas sûr qu'on gagne à ce gommage histo­rique, qui arase bien plus qu'il ne met en valeur la cohérence et la complexité de cet homme hors du commun. Car, malgré le renfort de citations adroitement insérées dans le dialogue, la pièce révèle à mon sens une incompréhension profonde de Sade, qu'elle dénature et travestit. Sade concède tout au désir humain. Pour révéler de quels excès celui-ci est capable, il ose par un défi insensé lui donner tout ce que l'imagination peut livrer de démesure et de dérèglements. Contre la vision convenue d'une œuvre mo­notone et ennuyeuse, ses grands livres sont des livres heureux, emportés par une joie fé­roce, un réel humour, un bonheur d'écrire communicatif. Au contraire, la peinture, ici, de Sade sous les traits d'un libertin fati­gué, prisonnier de lui-même, inapte au bonheur et aveugle à l'amour, soupirant « J'aimerais tant aimer être » et (réplique fi­nale) « Donnez-moi l'innocence et j'aimerai jusqu'aux larmes », est un total contresens. Une réplique Qui êtes-vous Marquis ? De quelle infecte blessure cherchez-vous à guérir ? ») cherche l'« explication » de Sade du côté d'un psychologisme banal, la vision du sadisme comme tristesse de la chair ré­duit l'excès sadien à une sorte de conscience malheureuse, bien rassurante au fond. Au total, le curieux dolorisme dont la pièce est empreinte laisse prise (malgré lui ?) à une interprétation spiritualiste, qu'induit déjà le titre blanchotisant.

Entendons-nous. La pièce est correctement menée. Certaines scènes à Saint-Lazare ne manquent pas de force dramatique. Son personnage principal, être « en creux » plu­tôt qu'astre noir, est plausible, à condition d'oublier qu'il s'appelle Donatien Aldonze François de Sade. De fait, le plaquage ana­chronique, sur la figure de Sade, d'une pro­blématique du XXe siècle qui lui est tout à fait étrangère (l'impuissance créatrice, les rapports conflictuels, au pirandellisme laborieux, entre l'auteur, le personnage et le modèle) donne à penser que le nom du Marquis pare d'une auréole « sulfureuse » une pièce qui en vaut certainement beau­coup d'autres, et lui sert de garant culturel.

Thierry Horguelin