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Critiques de livres

Joëlle Sambi
Le monde est gueule de chèvre
Bruxelles
Biliki
2007
94 p.

Ne restent que les mots
par Thierry Detienne
Le Carnet et les Instants n° 150

Il y a des premiers romans qui s'imposent sans crier gare, par leur force et leur maturité. Et pourtant, celui-ci n'a pas choisi la voie facile. Amateurs de littérature nombriliste sur fond de vidéo branchée, passez votre chemin, ceci n'est pas pour vous. Joëlle Sambi, qui conjugue une identité belge et une identité congolaise, nous plonge dans le sac de noeuds incroyable de l'Afrique noire, aux côtés de ceux qui n'ont plus rien à perdre, ballottés entre guérilla et pouvoir corrompu. Pour circuler dans ce dédale, elle nous donne deux clés d'entrée qui ouvrent sur les destins d'un enfant et d'un homme. Le premier a grossi les rangs des enfants soldats faute d'avoir autre chose à quoi se raccrocher. Il compte scrupuleusement les morts qu'il croise sur son chemin alors qu'il tente de se faire une place dans les rangs de la classe de guerre qui dévore son jeune âge. Il apprend à garder les yeux secs et à reculer ses limites et ainsi à gagner la confiance des grands qui distribuent les privilèges et la nourriture. En lui se bousculent à tout instant les images d'une enfance brève dont les visages se sont déjà éteints. Il tente de recomposer le sens du monde à la mesure de son esprit malmené, de faire la part des choses entre la réalité qu'il traverse et les fantômes qui encombrent ses nuits. Son récit empreint tout à la fois de brutalité vécue et de naïveté enfantine est tout simplement désarmant d'humour et d'énergie.

Le second personnage, qui est adulte, est instituteur. Mais il est confronté aux mêmes démons. Désespéré de la misère et de l'injustice qui l'entourent, il a rejoint les troupes des rebelles qui luttent pour prendre le pouvoir et promettent des jours meilleurs. Et il découvre ce qu'il en est des hommes quand ils n'ont plus ni foi ni loi. Le poursuit l'image d'un amour que lui a ravi le chef et dont le corps mutilé est retrouvé le lendemain. Il cherche à retrouver la raison qu'il enseignait aux petits et qui a quitté le coeur des humains. Ces deux soldats singuliers, que sépare la taille, se rejoignent dans leur voyage au bout de la nuit. Tous les deux ont perdu jusqu'à la mémoire de leur nom. Ils ont la parole rare et l'esprit bavard. Ils se raccrochent aux souvenirs tièdes du passé, d'une mère ou d'une amante. De sourdes mélopées rythment leurs mouvements et se glissent entre leurs lèvres, comme la réminiscence d'une paix lointaine alors que les besoins liés à leur survie dévorent toute l'énergie qui reste en eux.

De cette errance, le texte épouse subtilement le mouvement. Passé et présent se chevauchent, récit et images décalées se succèdent, créant une distance qui rend la barbarie supportable et laisse la voie libre à l'expression d'une forme de vitalité déconcertante qui transcende l'écriture elle-même. Comme si les mots devaient rester le seul viatique.