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Critiques de livres


Collectif
Sans Etat d'âme.
Lettres ouvertes sur Centres fermés
Cuesmes
Le Cerisier
2003
302 p.

Tous des étrangers

Tout d'abord, rappelons brièvement le contexte dans lequel est apparu cet ouvrage collectif. Suite à des ma­nifestations contre les conditions de déten­tion des réfugiés, vingt-six personnes appar­tenant au Collectif contre les expulsions sont interpellées et traduites en justice. Un Comité de soutien au Collectif contre les expulsions se constitue et décide de faire appel à des personnalités de tous horizons, connues ou moins connues, écrivains ou non, afin d'apporter leur témoignage, non pas sur les faits reprochés aux prévenus, mais sur le sort réservé aux demandeurs d'asile dans notre pays. Il leur est proposé de réagir à un document d'autant plus pré­cieux qu'il est rare : il s'agit d'un long en­tretien avec Stefan Schewebach, alors direc­teur général de l'Office des étrangers, réalisé par Hugues Dorzée et Jean-François Tefnin en juin 1999.

De cette initiative est né, en un temps re­cord, un livre de trois cents pages, réalisé par une cinquantaine de collaborateurs, dont quelques signatures de premier plan (Vaneigem, Stengers, Mertens, Harpman, Daeninckx, pour ne citer qu'eux). Plutôt qu'un froid manifeste, ce livre se veut un ouvrage festif et pluriel, reflet de sensibilités et d'approches singulières, d'où l'humour n'est pas exclu. C'est pourquoi l'on y trouve aussi bien des nouvelles que de courtes pièces de théâtre, des témoignages vécus que des textes d'analyse. Disons d'emblée que ces derniers nous paraissent constituer la part la plus consistante de l'ouvrage. Ainsi, Xavier Deutsch fait justice d'une mé­taphore utilisée par M. Schewebach, et d'ailleurs largement répandue dans une cer­taine opinion publique — celle des gens que l'on invite à manger chez soi, puis qui s'y installent et refusent d'en repartir. Il rappelle qu'« une maison est un lieu intime et privé qu'il est abusif de comparer au lieu public que constitue le territoire d'un Etat » ; et que les propriétaires de ladite maison, loin de se contenter de recourir à la police pour déloger les hôtes indésirables, les « enferme[nt] dans un placard solidement ver­rouillé » d'où ils ne sortiront que pour être reconduits manu militari dans leur pays d'origine. Hugues le Paige (re)pose avec beaucoup de nuance la question de la responsabilité personnelle, non seulement celle du fonctionnaire, mais celle de tout ci­toyen, et réaffirme la « nécessité de la déso­béissance », laquelle est, dans certains cas, « un comportement politique au sens fort du terme, destiné à recomposer les bases symbo­liques de l'Etat », ainsi que l'écrit le philo­sophe Etienne Balibar1. Mateo Alaluf pro­pose une analyse très voisine, lorsqu'il affirme : « C'est ainsi que des grands commis de l'Etat, des fonctionnaires en tout point res­pectables, par leur consentement, rendent non seulement possible mais légitiment un projet qui appelle désormais la désobéissance civile. » C'est là, assurément, le cœur du problème. Comme le rappellent les deux précités, Stephan Schewebach n'est sans doute pas le dernier des êtres humains, ni le plus mau­vais des fonctionnaires. Hugues Le Paige rapporte d'ailleurs qu'il a plutôt été un « bon » directeur, prenant à l'occasion des initiatives destinées à améliorer le sort des réfugiés ou des mesures pour punir l'excès de zèle de certains de ses subordonnés. Il faut en outre lui reconnaître le mérite d'avoir accepté sans réserve — courage ou inconscience ? — le jeu de l'interview. C'est pourquoi on se sent un peu mal à l'aise de­vant certains textes qui recourent, fût-ce sous le voile (souvent transparent) de la fic­tion, à des arguments ad hominem ; argu­ments dont il n'est pas sûr, en outre, qu'ils se fondent sur des faits avérés : ironisant sur son nom, voire sur ses initiales ; laissant en­tendre que lui-même ou des membres de son personnel ont pu se laisser aller à une forme de harcèlement sexuel ; ou bien, plus gênant encore, assimilant les centres fermés aux camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale...

Disons-le nettement : ce n'est pas en le per­sonnalisant et en le passionnalisant à ou­trance que l'on fera avancer le débat. Heureusement, de telles « dérives » ne sont le fait que d'une (petite) minorité d'interve­nants. Et sans doute peuvent-elles s'expli­quer en partie par l'indignation ressentie devant les injustices flagrantes dont sont victimes les demandeurs d'asile, ainsi que par les délais très courts (quelques semaines à peine) dans lesquels il leur a fallu réagir. Or on sait qu'à moins d'avoir une bonne connaissance de la question (comme c'est le cas de Stanislas Cotton, auteur de la pièce Bureau national des Allogènes), ou à moins d'utiliser les armes de l'ironie (chez Michel Zumkir ou Thomas Gunzig), voire du bur­lesque (chez Jean-Marie Piemme), il était difficile, voire impossible, à un auteur de fiction de livrer en si peu de temps un texte qui, avec ses moyens propres, rende compte de la complexité des problèmes évoqués. D'autres ont préféré le biais du témoignage (mentionnons, notamment, ceux de Fran­çoise Lalande, de Bénédicte Liénard ou de Saber Assal). Chacun se contente de lever un coin du voile, d'évoquer les vicissitudes d'une destinée ou d'une famille. Mais par leur addition, c'est comme un puzzle qui se reconstitue peu à peu, et dessine sous nos yeux la cartographie cachée d'un monde que nous côtoyons chaque jour sans le voir, sans même soupçonner la somme de mi­sères, d'humiliations, d'aberrations dont il est fait. De la sorte, des hommes, des fem­mes, des enfants se trouvent tout à coup dotés d'un visage, d'une présence physique, d'un passé et d'un avenir, d'un ensemble d'aspirations et de déceptions, bref de tout ce qui fait le caractère inaliénable d'un être humain.

On se prend alors à mesure la superficialité et l'égoïsme des arguments, trop souvent entendus, y compris de la bouche de « braves gens », qui réduisent l'aspiration des demandeurs d'asile à vouloir « profiter » de notre confort et de nos garanties sociales. Et à se dire au contraire qu'il faut être terri­blement miné par la misère matérielle et morale, terriblement brimé dans ses convic­tions religieuses ou politiques, pour se ré­soudre à quitter son pays d'origine, sa fa­mille, son cadre de vie, ses traditions, et se lancer sans repère, sans certitude d'avenir, dans l'inconnu. Sur ce point essentiel, nul doute qu'un livre tel que Sans Etat d'âme, appel à la prise de conscience et à la solida­rité, remplisse parfaitement la mission qu'il s'était assignée.

Daniel Arnaut

1. Droit de cité. Culture politique en démocra­tie, Editions de l'Aube, 1997.