pdl

Critiques de livres


André GIDE, Georges SIMENON
« ...sans trop de pudeur »
correspondance 1938-1950
éd. Omnibus
coll. « Carnets »
230 p.

Deux hommes et une femme

D’emblée, avant même d'ouvrir le volume, une question s'impose à l'évidence : qu'est-ce qui a pu pousser ces deux hommes à correspondre aussi longuement ? Voire même à vouloir se rencontrer... Gide est le fondateur de la Nrf, l'apologiste de l'homosexualité et poursuit une voie qui le mènera au Prix Nobel de Littérature ; Simenon est écrivain populaire, homme aux dix mille femmes et finira, selon son souhait, « sans profession ». A priori, tout les sépare, y compris l'âge : Gide a trente-quatre ans de plus. De fait, on découvre à la lecture que la question forme la trame de cette correspon­dance et amène à la surface les propos qui font son intérêt. Ainsi la réponse apparaît, subtilement, au fil des pages. Chacun pour­suit un double but lorsqu'ils se rencontrent au milieu des années '30. Simenon, qui a la manie de vouloir « progresser » dans son métier de romancier, vient d'entrer chez Gallimard en escomptant, malgré Paulhan qui le méprise, trouver ainsi un lectorat autre que populaire. Gide, de son côté, a déjà flairé le grand romancier et il est fas­ciné par le « mystère Simenon ». L'un va donc, tout à la fois, recevoir les leçons qu'il appelle (rien que du « Mon cher Maître » pour commencer chaque lettre) et obtenir l'estime et la protection d'une grande figure des lettres ; l'autre pourra donc étudier son sujet à la source et guider son chemine­ment. Ou comment transformer une grande différence en un gros bénéfice. Mais Gide « crèvera de jalousie » lorsqu'une autre cri­tique publiera, avant lui !, une série d'ar­ticles reconnaissant les qualités de Simenon. Il n'écrira pas non plus l'étude qu'il an­nonce pourtant souvent (le « Dossier G.S. » contenant ses notes restées inédites est joint à la correspondance).


Georges SIMENON
Lettre à ma mère
avec un carnet de photos hors texte
éd. Omnibus
coll. « Carnets ».
109 p.

De quoi parlent-ils dans ces lettres ? D'écri­ture et de roman (s), rien d'autre. Au début, en tout cas. Au point qu'il faille attendre dé­cembre 39 pour que soit évoquée la situation en Europe... Plus exactement faudrait-il dire : Gide essaie de savoir, de comprendre et Simenon essaie d'expliquer. Il n'a jamais été théoricien de la littérature et fonctionne au bon sens et à l'instinct, capable d'écrire, certes, mais maladroit à se juger en écrivain. Toutefois, il se livre dans cette correspon­dance comme il l'a rarement fait ailleurs ; ceci fait tout le prix de ce livre et d'autant mieux que, à travers les confidences directes, on peut soupçonner, en creux, ce qu'il ne lâche pas ou ce qu'il est incapable d'exprimer clairement. Car si Gide commente, critique (en bien ou en mal), s'étonne ou se dit « épaté », c'est avec une sincérité qu'on peut doublement vérifier dans les jugements de ses notes personnelles, qui correspondent à ce qu'il lui dit, et... dans son insistance à de­mander une photo de l'enfant de Simenon. Mais l'autre se montre matois et ne s'engage jamais sur des terrains qu'il ne maîtrise pas. Ainsi, il ne découvre La symphonie pastorale que par le biais du cinéma et, s'il évoque ré­gulièrement sa lecture du Journal, il notera pourtant, plus tard : « Essayé de lire Gide [...]. N'ai pas pu. Ne le lui ai jamais dit. » Simenon a toutefois le respect de l'amitié et une sincérité de cœur. Au fil du temps, la correspondance parlera moins de roman et un peu plus de la santé de Gide (qui se dé­grade), de la famille Simenon (qui s'agran­dit) ou de l'Amérique (où Simenon s'ins­talle, s'émerveille et déménage sans cesse). La correspondance suit cette amitié mais Gide a compris qu'il n'éluciderait pas le mystère et Simenon, qui a changé d'éditeur, a senti les limites de sa « progression » de romancier. Non qu'il soit résigné mais, à défaut d'atteindre ce qu'il envisageait, il a appris, avec le temps, à mieux connaître ce qu'il peut et... ce qui plaît. Ce n'est pas ca­ricatural de dire que Gide reste ancré dans une conception très XIXe siècle alors que Si­menon découvre en Amérique ce qui sera l'Europe « dans 20 ou 50 ans ». A la gloire de la grande littérature, Simenon, avec son gros bon sens, préférera les droits cinémato­graphiques d'Hollywood — et le public que ces productions touchent. Au fil des lettres, on découvre des détails étonnants sur l'apprentissage et les mé­thodes d'écrivain de Simenon, son atmo­sphère et ses choix de personnages mais aussi cet état quasi maladif de dépendance au besoin d'écrire et les transes qu'il vivait alors. Détail piquant : Gide considère que « La veuve Couderc va beaucoup plus loin » que L'étranger de Camus. Toute autre chose est la Lettre à ma mère qui ne relève pas de la correspondance mais de l'hommage posthume. En 1970, Sime­non passe huit jours au chevet de sa mère agonisante ; c'est son plus long séjour à Liège depuis qu'il en est parti à l'âge de 19 ans et il en a alors près de 70. Ils ne se sont jamais aimés et elle lui demande « Pourquoi es-tu venu, Georges ? » Trois ans plus tard, Simenon écrit cette lettre pour répondre à la question. Il se met à nu et parle de son enfance, de son père, de son frère, de la vie en Outremeuse, il rap­pelle un détail, utilise une photo, fait des recoupements, redessine l'époque ; bref, il évoque, avec cette mémoire sensorielle qui a si bien servi le romancier, tout ce qui peut l'aider à cerner la personnalité de sa mère. C'est tour à tour émouvant, oppressant, sordide ou lumineux. Constat d'une époque où les enfants ne po­saient pas de question à leurs parents, où les conjoints ne se disaient pas « je t'aime », rappel que la misère est partout terrible, que partout des familles se déchirent, mais aussi lettre d'amour d'une limpide simplicité. Dans ce texte, « hors norme par sa puis­sance d'évocation » (Pierre Assouline), Si­menon fait une hallucinante démonstration de ses capacités à trouver la vérité de l'autre. Il n'y a plus de débat entre la grande et la petite littérature ; il ne reste que des livres remarquables.

Jack Keguenne