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Critiques de livres


Camille LEMONNIER
Sedan ou Les charniers
lecture de Sylvie Thorel-Cailleteau
Labor
coll. Espace Nord
2002
252 p.

Des ne m'oubliez pas et des Vergiss me in nîcht

Dans Une vie d'écrivain, paru en 1945, Camille Lemonnier, qui mourut en 1913, raconte qu'un matin, il tira un chevreuil embourbé dans son étang : le bel animal « a des vagissements de petit enfant qu'on égorge », le chasseur l'achève maladroitement de plusieurs coups de couteau qui cherchent le cœur, « enfin le corps a une suprême crispation tandis que l'œil, le doux œil limpide [...] me regarde, un regard de reproche et de pardon... » « Ja­mais depuis, conclut Lemonnier, je ne tuai ni n'eus envie de tuer. » On l'en félicite, et on comprend la fascination épouvantée qu'il éprouva face à la mort violente. Dans Sedan, publié en 1871, réécrit et re­baptisé Les charniers dix ans plus tard, le lec­teur accompagne Lemonnier et son cousin, peintre de paysages, engagés comme ambu­lanciers après la débâcle française ; pendant trois jours, ils enterreront les morts. L'hor­reur absolue : on sort de cette lecture transi, le cœur au bord des lèvres. L'absurdité de la guerre : « trois cadavres nous apparurent comme de noires silhouettes dont les lam­beaux déchirés et boueux ne laissaient plus même conjecturer au service de quel despo­tisme ils s'étaient fait tuer » ; 23 000 Fran­çais et Prussiens furent en effet trahis par Guillaume et Napoléon III — hallucinant portrait d'un empereur lâche, dont les four­gons sont « prêts à détaler », qui paraissait « abruti », la figure « très pâle malgré le fard des joues », note cruellement (un peu à la Fellini) Lemonnier.

Dans des paysages englués sous une pluie baudelairienne (« Un ciel bas et lourd... »), se métamorphosent hideusement les cha­rognes et se déroulent des scènes tragico-burlesques à la Monty Python (« Parfois quelqu'un retirait de la paille une jambe, un bras ou une main. — A qui, demandaient les infirmiers. — A moi, disait un blessé »). On suffoque des pestilences de chairs bleuissantes ou brûlées (« Nous fûmes cer­tains dès lors que le feu continuait à ronger par dessous cette rôtie humaine »), on erre parmi des ruines qui figurent autant de dentelles misérables, on s'effare de marau­deurs funèbres qui déterrent et détroussent les cadavres (« A Bapaume, un paysan fut surpris au petit jour, ayant le doigt pris entre les mâchoires d'un mort et frappant à coups de poing le crâne du mort pour se dégager »), on méprise des commerçants « qui ne perdent jamais à la guerre [...], dé­terminés à faire la bouche en cœur aux Prussiens », on se navre des poignantes amours ébauchées entre deux chevaux en­sanglantés, on frémit au grincement des scies qui amputent à vif...

« L'auteur de ces lignes tient particulière­ment à leur garder leur caractère de notes, et il ne veut ni philosopher, ni conjecturer, ni inventer. Il raconte ce qu'il a vu et il le raconte comme il l'a vu, le plus simplement qu'il peut... » C'est là trop de modestie. Car le naturaliste n'oublie pas qu'il fut, à ses débuts, critique d'art, et ses descriptions peuvent souvent être qualifiées d'expression­nistes, comme le démontre subtilement l'au­teur du commentaire, Sylvie Thorel-Cailleteau ; car le témoin qu'il se veut être n'est pas avare d'heureuses métaphores (« La pa­rabole des boulets nouait et dénouait sans relâche dans une atmosphère de fournaise sa ceinture de mort ») ; car ce témoin se montre incapable d'étouffer sa foi républi­caine : « Que la République eût pu lancer, au lendemain de Sedan, ces agonisants sur ses champs de bataille à elle, leur râle se serait mêlé au bruit des canons, ces moribonds se fussent redressés, et mourant pour l'hon­neur cette fois, on eût vu des prodiges à faire reculer l'ennemi. » Ah ! fichtre non, je pré­fère Brassens : « Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente... »

Pol Charles