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Critiques de livres

Serge Delaive
L'homme sans mémoire
Paris
La Différence
coll. Littérature

Blanc
par Laurence Ghigny
Le Carnet et les Instants n° 152

Serge Delaive mentionne dans une note à la fin de l'ouvrage que L'homme sans mémoire trouve son origine dans Le temps du rêve. Un roman, paru aux éditions Les Éperonniers en 2000, écrit sous le pseudonyme d’Axel Somers et qui l'a embarrassé dès sa publication en raison de son caractère inabouti. Serge Delaive a dès lors effacé Le temps des rêves de sa bibliographie et de sa mémoire. C'est donc une histoire inconnue qu'il retrouve par hasard quelques années plus tard et qu'il commence à parcourir avec appréhension, pour être envahi, en fin de lecture, par l'envie de la reprendre afin de la développer et de lui donner une autre dimension.

L'homme sans mémoire fonctionne donc sur un principe de strates d'écriture dont certaines ont été effacées pour être remplacées par d'autres. Ce procédé particulier qui conditionne l'élaboration du roman n'est pas sans rapport avec son propos. La genèse, la forme et le fond du roman résultant en quelque sorte d'un phénomène global de palimpseste.

L'homme sans mémoire mêle une série de figures différentes qui vont de l'enfant au vieillard, de l'homme à la femme en passant par l'animal. Mais malgré leur diversité et le principe apparent de morcellement formel qui sous-tend le roman, celui-ci est divisé en trois parties («Hiver», «Rêve», «Avalanche») composées de brefs chapitres et se termine par un épilogue intitulé «Débâcle», ces figures participent d'un motif commun et fonctionnent en résonance les unes par rapport aux autres. Elles se trouvent en effet engagées dans une fuite en avant, cherchant à atteindre un horizon (celui des certitudes) par définition inaccessible, une fuite qui s'accompagne de douleur, d'angoisse et qui s'achève dans l'oubli, dans les profondeurs d'un sommeil où plus rien ne se passe.

La chasse à l'ourse, dont il est question dans la première partie du roman, fonctionne comme une mise en perspective de ce poncif. Dans une marche éperdue à travers la neige, les pensées du chasseur et de l'animal sont renvoyées dos à dos, leurs peurs et leurs souffrances dues à la faim et au froid sont similaires, leur besoin de compréhension se révèle identique... Un cheminement initiatique plutôt qu'une poursuite où l'un prend la place de l'autre. L'ourse finit par suivre les traces de l'homme, mais pas pour l'attaquer comme l'exigerait l'instinct de survie. Un comportement qui procède d'une ultime curiosité envers la vie, avant d'y renoncer définitivement et de se laisser recouvrir par la neige et de disparaître sous elle. Selon un procédé de renvoi, une fin analogue est réservée au chasseur qui, dans, la troisième partie de l'ouvrage, est enseveli sous une avalanche. À l'instar du mythique Moby Dick, il est question dans L'homme sans mémoire d'une lutte à mort, non pas tant celle que l'on réserve à l'autre dans une logique de «traqueur-traqué», mais celle surtout qui attend chaque être.

D'autres fils rouges parcourent ostensiblement le roman. Comme cette dimension de l'effacement qui gagne la matière, les mots et les souvenirs, à l'image d'un paysage montagneux qui s'efface sous les couches successives de la neige ou d'une plage dont les traces laissées par les marcheurs se trouvent balayées par le mouvement inlassable des vagues.

Une perspective générale de disparition qui conduit à une interrogation récurrente, quasi obsessionnelle relative au temps. Le roman met en place un temps perçu selon un processus d'extensibilité, comme un présent étiré tantôt vers l'arrière, tantôt vers l'avant, dans une flexibilité constante qui remet en cause les notions de futur, de passé et ébranle la possibilité même de mémoire.

Conformément au titre du roman, l'être vivant se révèle sans souvenir, sans mémoire. Incapable de rien emporter, il ne peut rien perdre, c'est en cela que «Vivre n'est pas une défaite» comme le révèle l'une des dernières phrases du texte. Une vision qui explique peut-être l'importance accordée au rêve qui obéit lui aussi à une temporalité spécifique. Le rêve est également une composante qui imprègne l'écriture du roman dont certains passages, contenus dans la deuxième partie intitulée justement «Rêve», peuvent se révéler d'une lecture moins évidente.

L'homme sans mémoire se nourrit d'un réseau lexical riche et précis. Il déploie un style poétique de qualité et efficace où les mots sont pesés à leur juste valeur et mettent en place une série d'oppositions jouant notamment sur l'intérieur et l'extérieur, l'introspectif et le descriptif. Une écriture tournée également vers les éléments naturels qui fait appel aux sens, aux sensations : la chaleur, le froid, la douleur, le plaisir... pour aboutir à un texte qui se teinte des accents d'un roman d'aventures, d'un récit à la fois mythique et légendaire.