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Critiques de livres

Max Servais
La gueule du loup
Loverval
Labor
coll. «Espace Nord/Noir de noir»
2006
236 p.

Derrière la façade
par Christian Bréda
Le Carnet et les Instants n° 145

Écrivain et collagiste, Max Servais (1904-1990) prisait la littérature populaire comme ses compagnons Magritte et Scutenaire. On lui doit une dizaine de romans policiers, dont plu-sieurs parurent sous l'Occupation dans la série «Le Jury» – dirigée par Stanislas-André Steeman –, l'une des nombreuses collections lancées à l'époque pour satisfaire la demande du public et combler le vide éditorial créé par la guerre. Publié en 1944, La gueule du loup se situe par son climat entre Steeman, Pierre Véry et Pierre Mac Orlan; il rappelle aussi certains films français des années 1930-40, avec son meurtre commis dans un immeuble peuplé de marginaux : un photographe de charme coureur de jupons (la victime), des artistes de second ordre, des coquettes et des demi-mondaines, de vieux célibataires misanthropes, sans oublier une voyante extra-lucide et un émigré russe au passé sanguinaire. Le commissaire Roy, dit «la Libellule», qui s'installe dans la maison et s'immisce dans la vie privée des locataires, est lui-même un curieux enquêteur. Effacé et courtois à l'excès, il paraît conduire son investigation à la paresseuse, mais méfiez-vous de l'eau qui dort… Tel Charlie Chan, il a toujours une citation à la bouche, mais à Confucius il préfère la poésie moderne. Ce fin lettré a de surcroît l'amour des beaux livres, et c'est grâce à son savoir de bibliophile qu'il résoudra une partie de l'énigme – bonne occasion pour Servais de saluer ses écrivains préférés en truffant son récit d'allusions à destination des happy fews.

En dépit de ces clins d'oeil, La gueule du loup n'est pas à proprement parler un pastiche. Servais joue le jeu du genre, mais il opère d'emblée un discret décentrage, par une certaine attention à l'ambiance, à des détails insolites, par le surgissement d'images inattendues. L'enquête proprement dite passe au second plan au profit des personnages, leur caractère, leurs sentiments, les relations qui les unissent. Pauvreté n'est pas vice, mais elle n'est pas vertu non plus, et chacun d'entre eux dissimule son lot de petits secrets. Insensiblement, le pittoresque de la galerie de portraits s'efface devant la mélancolie qu'inspirent ces destins. Car ce sont là autant de vaincus de la vie, qui tirent leur subsistance d'expédients divers (rapines et menus trafics, commerce aux limites de la légalité, petits chantages) et ruminent le regret d'une existence meilleure, en s'accommodant tant bien que mal de la médiocrité du quotidien. Sans allusion directe à l'Occupation, Servais parvient ainsi à faire passer en sourdine le climat plombé de l'époque. Voici donc une réédition bienvenue (accompagnée d'une excellente postface de Paul Aron, situant l'auteur et son oeuvre dans son contexte historique et culturel et proposant de pertinentes pistes de lecture), qui donne envie de découvrir le reste de la production romanesque de Servais.