pdl

Critiques de livres


Paul COUTURIAU
Séverine l'insurgée
Ed. du Rocher
Monaco
2001
320 p.

Pareils aux feuilles des arbres

Paul Couturiau ne s'en cache pas, il est sous le charme de Caroline Rémy, née en 1855, secrétaire de Jules Vallès qui entame en 1883 une carrière de journaliste sous le nom de Séverine. Jusqu'à sa mort, en 1929, elle se battra contre toutes les in­tolérances, toutes les injustices. Après avoir fondé Le Cri du Peuple avec Jules Vallès, elle écrira pour une dizaine de quotidiens, sans s'arrêter à leur couleur politique. Séverine, l'insurgée vient de paraître aux édi­tions du Rocher, au terme d'une recherche entreprise par Paul Couturiau depuis 1988. Son approche est double : c'est à la fois une somme de documents, analysés, décodés, digérés et aussi un coup de foudre pour un personnage hors du commun, une femme hors de son époque, une femme qui n'a pas hésité, comme l'écrit Jules Vallès, à déserter le camp des heureux pour salir ses dentelles au contact des guenilles, sans souci du « qu'en-dira-t-on bourgeois ». Séverine voulait faire du théâtre. Son père s'y opposa : ou elle se mariait, ou elle faisait des études d'institutrice. A dix-sept ans, elle était mariée, pour échapper au joug paternel, mais ce fut pire. Tout aussi vite, elle devint mère et se sépara de son mari, violent et détestable si on en croit ce qu'elle dit. Elle vit ensuite avec Adrien, un scientifique, une longue liai­son qui lui vaut aussi la naissance d'un gar­çon qu'elle abandonne à une nourrice. C'est sa rencontre avec Jules Vallès qui va ouvrir une nouvelle voie aux révoltes de Séverine. C'est désormais à travers l'écriture qu'elle va se réaliser. Jusqu'à vouloir mourir quand sa famille lui interdit de fréquenter Vallès : « Je meurs de ce qui vous fait vivre : de révolte. Je meurs de n'avoir été qu'une femme, alors que brûlait en moi une pensée virile et ardente. Je meurs d'avoir été une réfractaire ». La balle passa à côté du cœur, la famille leva l'interdit, Caroline devint Séverine. Vallès peut conti­nuer son rôle de mentor : « ...il fit, de l'espèce de poupée que j'étais alors, une créature simple et sincère ; il me donna un cœur de ci­toyenne et un cerveau de citoyen. » Tant de liberté, tant de force de caractère : voilà un portrait fascinant de la première femme à réaliser des reportages sur le ter­rain. Elle a rédigé plus de six mille articles pour près d'une centaine de gazettes ou de revues, publié huit livres et écrit des lettres à Vallès, Barrés, Rodin, Daudet ou Anatole France qui en disent long sur l'histoire de son époque. Ses dons d'écriture, elle ne les réserve pas à ses pairs, elle les met au service d'un devoir d'information très novateur et très politique. « Journalistes... nous sommes pareils aux feuilles des arbres que le prin­temps voit naître et que l'hiver voit expi­rer... De quelle importance est cela, si nous avons donné notre parcelle d'ombre, de fraî­cheur et d'abri. »

Séverine parcourt les ruines fumantes de l'Opéra comique pour enquêter sur les ori­gines du drame et discerner les responsabili­tés, elle se rend à Saint-Etienne où cent cin­quante hommes sont frappés par le grisou, descend dans la mine pour mieux réaliser les conditions de travail et les raisons de l'accident ; elle décrit sans prendre de gants les images atroces qu'elle voit à l'hôpital et dénonce sans relâche l'inertie des autorités. Du vrai journalisme d'investigation. Pour nous emmener dans sa passion, Coutu­riau nous offre en abondance des extraits d'articles et de textes signés par Séverine, des textes extraits de ses ouvrages aujourd'hui indisponibles.

Parfois, on a le sentiment d'être un peu en­glouti dans la masse de références, dans cet emboîtement de notes et de citations ; le lec­teur pressé n'y trouvera pas facilement son chemin. Mais, si l'on prend le temps de plon­ger dans les méandres de l'histoire, si le zigzag d'un tel destin ne vous effraie pas, alors vous découvrirez par le menu les grandeurs et les petites misères d'une femme étonnante, qui a lutté sans répit pour l'égalité des femmes et pour la justice sociale, qui a retenu l'attention et obtenu l'amitié d'écrivains, d'artistes et d'hommes politiques, même si elle a raté, ap­paremment, sa vie de femme et de mère. Même si son nom est tombé dans l'oubli et qu'il a fallu la passion d'un homme, un siècle après, pour faire revivre sa pugnacité et la modernité de son histoire.

Nicole Widart