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Critiques de livres


Si je t'oublie...
photographies de Luc MARY-RABINE
texte de Viviane RABINE
Luce Wilquin
2001
224 p.

Pour contrer le silence et l'oubli

Deux livres paraissent presque simul­tanément. Deux livres de mémoire, qui naissent d'une blessure à jamais béante. Deux livres qui parlent de l'indi­cible, deux livres faits à deux, textes et pho­tographies. Deux livres qui se répondent et se font écho, et sont à la fois, très différents. Les blessures du silence est un recueil de té­moignages de survivants et de bourreaux du génocide au Rwanda. Quatre-vingts paroles d'êtres humains victimes de la haine et de l'idéologie de la division. Quatre-vingts photos qui sont autant de cris. Si je t'oublie... est conçu en quatre « archi­vages des cicatrices du siècle fini ». Quatre-vingt-neuf photos des lieux de la barbarie nazie, classées géographiquement : l'Europe occidentale, le Reich, le protectorat de Bohème-Moravie, l'Europe de l'Est. Un texte court accompagne et souligne chacune d'elles. Les blessures du silence est un des fruits du combat que Yolande Mukagasana mène jour après jour depuis avril 1994.


Les blessures du silence
Témoignages du génocide au Rwanda
Yolande MUKAGASANA
photographies d'Alain KAZINIERAKIS
Actes Sud
2001
avec le soutien de Médecins Sans Frontières
160 p.

Yolande est une survivante du génocide au Rwanda. Elle y a perdu tous les siens : son mari, ses enfants, son frère, ses sœurs, ses cousins, ses amis... C'est alors qu'elle est repliée sous un évier, où une voisine la cache pendant onze jours, qu'elle décide de témoigner si elle s'en sort. Pour qu'on ne puisse plus taire ce qui s'est passé, pour que « ça » ne se reproduise plus, pour la mémoire des siens, pour que ses en­fants ne soient pas « qu'une statistique de l'ONU », de ceux qui les ont abandonnés à leurs bourreaux. Elle veut rompre le silence qui continue de peser sur le génocide. Parce que le silence tue. « Nous, dit-elle, quand on a crié au monde entier qu'on allait nous ex­terminer, le monde a gardé le silence ». Et si le silence perdure, l'horreur peut se reproduire, et ailleurs. Elle veut aider les survi­vants à parler, comprendre ce qui s'est passé, rendre un visage et une identité à ceux qu'on avait déshumanisés pour mieux les faire dis­paraître. Remettre des visages sur ce géno­cide dont on n'avait rien vu, dont on n'avait montré que le spectaculaire désastre qui l'avait suivi, le choléra des camps de réfugiés. La rencontre avec le photographe Alain Kazinierakis va lui permettre de réaliser le pro­jet qui la taraude depuis longtemps et qui lui fait tellement peur : retourner au Rwanda pour rencontrer et écouter les sur­vivants et les bourreaux. Pendant plusieurs mois, ils vont parcourir les collines, les villes et les prisons. Les en­tretiens avec les rescapés sont difficiles, douloureux. Devant l'impossibilité de dire l'indicible, pour tenter d'assourdir la dou­leur, ou par peur des représailles, la plupart ont enfermé leurs blessures dans le silence. Mais à celle qui comprend leurs souffrances parce qu'elle les partage, ils vont raconter. En prison, Yolande rencontre les génocidaires qui plaident coupable. Certains parce qu'ils espèrent voir leur peine réduite mais qui continuent de propager la haine, d'au­tres, parce qu'ils ont compris qu'en tuant ils ont perdu leur humanité. Clémence, qui a appelé l'enfant née des viols collectifs « Celle qui me sort de la soli­tude » ; Beata qui a accompagné les enfants de Yolande à la fosse et qui a la bouche en­core marquée de la grenade qu'on y avait enfoncée ; Edouard, le bourgmestre, le Juste qui a empêché le génocide sur sa com­mune ; Evariste, qui avait dix ans quand on l'a forcé à tuer, qui dit qu'il n'est plus un enfant mais un assassin... C'est à travers leur parole, leurs regards, ou leurs non regards qu'on lit l'histoire de la construction d'une idéologie, de l'ethnicisation d'un peuple, des responsabilités et des complicités internationales. Un livre qui est une quête de vérité, de jus­tice, d'humanité. Sans haine, jamais, parce que « l'être humain est semblable partout (...), sachant aimer et sachant haïr, qui rit et qui pleure, qui souffre et tend au bonheur, qui a du sang d'un rouge profond ».

Si je t'oublie... naît de la nécessité, pour deux enfants nés après l'horreur, de rencontrer et de regarder en face ce qui a été avant leur naissance et qui est encore en eux. Des êtres humains, ce livre dit l'absence, soixante ans après. Il ne reste que les lieux, parfois consa­crés, parfois effacés ou récupérés. Luc Mary-Rabine veut voir ces lieux dont on lui a ré­cité les noms comme un office des morts. Il veut en fixer la trace, il veut entrer dans les cicatrices. Montrer « l'unicité du mal qui a tué les Juifs et les tsiganes, les témoins de Jéhovah et les francs-maçons, les villageois d'Oradour et ceux qui ont voulu vivre selon la justice (...) ». Viviane Rabine ne le suivra pas. Elle a peur, elle s'est construit des bar­rières et ne veut pas entendre « le silence, hurlant sans un bruit, des morts ». Elle écrira à partir des photographies prises par Luc, les traces qui sont en elle. Coupable de n'être pas victime. Elle va suivre pas à pas le par­cours de Luc, douloureux jusqu'à la nausée. Elle reconstitue, parfois très technique, les traces de l'éradication, de la « dératisation », dit-elle. Elle livre aussi les traces dites par les parents, les souvenirs de ceux qui « en » reve­naient, les visages des Justes qui, parfois par des actes ténus, simplement par dignité, di­saient non à l'humiliation et à la mort de ceux qui étaient désignés comme Autres. Les photos et les paroles des survivants et des auteurs du génocide au Rwanda sont insou­tenables parce qu'elles nous renvoient notre image, parce que ce génocide a été l'affaire de tous. Les photos des lieux nazis de l'indus­trialisation de la disparition et de l'utilisation de l'Autre sont insoutenables, parce qu'elles disent que l'humain est capable du déshumain. Parce que les hurlements des absents disent aussi le silence de ceux qui habitaient à l'entrée des camps, des Alliés qui n'ont pas bombardé les rails de la déportation. Deux livres qui disent qu'il « faut dire non au mal. A toutes les formes du mal ». Et que le mal est « Nier que l'Autre est un égal ». Deux livres « Pour ne pas oublier le passé. Pour un avenir possible ».

Laurence Vanpaeschen