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Critiques de livres


Daniel DE BRUYCKER
Silex. La tombe du chasseur
Arles
Actes Sud
coll. Babel
2001
(rééd.)
186 p.

Après

Après le remarquable Silex, roman très justement couronné par le Prix Rossel 1999, Daniel De Bruycker a publié un curieux recueil de Poèmes de Hou Dang Ye. Avec la prudence et l'humilité de l'érudit, il s'y présentait comme le traduc­teur, ému et respectueux, d'un ensemble de textes écrits par un jeune Chinois au « VIIe  siècle de notre ère » et qu'un concours de circonstances lui avait permis de découvrir. La préface, qui expose les éléments biogra­phiques disponibles relatifs à l'énigmatique poète, possède l'attrait ostensiblement su­ranné de certains contes de Borges : le lec­teur goûte le piège qui est tendu durant quelques pages, sans en être plus longtemps la dupe ; il se laisse prendre ensuite au charme des poèmes, à leur naïveté volon­taire : « Ton nom seul Shan Tao, m'est un poème déjà : / Sous le signe des montagnes qui m'écartent de toi / Je peins celui de la voie qui à nouveau les franchira. » A la tristesse de l'amoureux éconduit qui implore qu'on lui « raccommod(e) (le) cœur », j'avoue avoir préféré le souffle épique des Destins nomades consignés par l'auteur en 1995. Dans Eitô, son dernier roman, la technique de l'enchâssement, qui est à nouveau utilisée, procède d'une autre nécessité. C'est que le projet lui-même participe d'une sorte de folie ou d'une impertinence majeure. Il s'agi­rait de rendre compte de L’après le plus in­concevable, le plus inadmissible — avec la révélation de la Shoah — de l'Histoire du vingtième siècle : il faudrait dire ce qui ad­vint après l'explosion atomique d'Hiroshima, et le faire non de manière abstraite, non de loin, non de l'extérieur, mais en suivant les traces, en épousant les gestes et la voix d'un quidam japonais, survivant, incrédule, malade, comme groggy pour toujours, et ne comprenant plus rien au monde et plus rien à la vie.


Daniel DE BRUYCKER
Poèmes de Hou Dang Ye
Coaraze
L'Amourier Editions
2000
73 p.

Le seul artifice qui autorise cette douloureuse empathie à se produire doit consister justement à mettre l'écrivain à l'écart, à faire oublier qu'il existe, lui et sa fa­tale — et heureuse — ignorance des choses. Recourant au subterfuge du manuscrit re­trouvé et traduit par ses soins, Daniel De Bruycker n'authentifie pas tant son récit qu'il ne se préserve de la bêtise et de l'impu­deur : c'est un autre qui a écrit, c'est une autre main qui a dessiné les signes « au verso d'un manuscrit bouddhiste », qui a tenté en vain de recoudre les lambeaux d'une mé­moire qui n'est plus. Nous lisons donc le té­moignage d'un homme qui a vécu après — et qui n'a pas de mots pour nommer cela, qui doit se satisfaire, dans un premier temps, d'inventorier les effets d'un cataclysme dont il ne mesure pas la portée : « Alors seulement, détournant le regard de la ville en feu jusqu'à perte de vue, je reconnais, en nombre des débris qui se consument plus près d'ici, d'autres corps embrasés la plupart couchés inertes, certains tressautant encore par instants, se relevant pour retomber un peu plus loin ou courant au ha­sard en quête d'on ne sait quoi pour éteindre les flammes qui les poursuivent. » II n'y a, d'abord, que ces visions d'une horreur si généralisée qu'elle échappe à la compréhen­sion ; il n'y a que ces sensations — chaleur étouffante, blancheur extrême de la lumière, nudité. L'homme a perdu cheveux et sour­cils, s'est drapé pour tout vêtement d'« une pièce d'étoffe blanche » : « on dirait un moine », on dirait quelqu'un d'autre. S'il n'est plus à lui-même qu'un inconnu, oc­cupé dérisoirement à écrire « l'histoire de per­sonne », il n'a pas tout oublié des mots et des légendes qui habitaient sa conscience aupara­vant : il se rappelle des haïkus et leur auteur, il se souvient même d'une « histoire étrangère », celle d'Ulysse le « Voyageur ».


Daniel DE BRUYCKER
Eitô (lampe d'ombre)
Arles
Actes Sud
2001
158 p.

Il se choisit un nom — ou surnom éphémère — qui lui correspond, mais durera, proba­blement, ce que dure son journal — six se­maines tout au plus : il sera Eitô, « une lanterne pleine d’ombre, une lumière obscure ». Le même oxymore s'applique d'ailleurs aux « alentours » — « le monde faisait une ombre, mais faute de lumière on ne la voyait pas » —, indiquant par là même combien le narrateur s'avère avant tout lecteur du monde en ses bouleversements. Or, il n'est rien sans doute de moins lisible, rien qui alors comporte moins de sens. D'aucuns se déclareraient dé­munis, inaptes qu'ils seraient à désigner la barbarie, à lui conférer étiquette et contours. Pour sa part, Eitô voit donc, dès les pre­mières pages de son journal, affleurer sous son pinceau de fortune cet assemblage parti­culier de mots qu'est le haïku. Un peu comme dans Silex, les poèmes éclairent le récit et sont éclairés par lui, en un dialogue constant — et ce, jusqu'à la fin du livre. Toutefois, dans Eitô, le rôle du poème se ré­vèle différent. Composé de dix-sept signes et comprenant une allusion à une saison, le haïku constitue une forme poétique tradi­tionnelle, qui fait partie de la mémoire cultu­relle d'Eitô : ne sachant plus rien, il sait en­core cela — qu'il est capable de former le message laconique d'un haïku. Mais surtout, désormais, le poème serait la seule manière de dire ce qui jamais ne fut dit, la seule ma­nière de rendre compte d'une monde inexo­rablement tête-bêche, la seule manière accep­table de (ne pas) sortir de « cet enfer sans rémission » : « Le poème est-il la réponse ? Le monde a-t-il tant changé que les poèmes don­nent désormais des réponses ? » Daniel De Bruycker a soin de laisser à sa réflexion une forme interrogative. De même, il garde intact notre désir de savoir : qui est Eitô, cet homme qui vit « le monde tout entier (...) brusquement (se) retir(er) au désert » ? Qui est ce rescapé temporaire, sans autres compa­gnons qu'un vieillard, qu'un enfant et un cheval aveugles ? Le récit n'en dit rien vrai­ment, qui aura ému par sa retenue et sa ri­chesse symbolique. Est-il du reste besoin de le préciser ? Alors que le sujet pouvait favori­ser moralisme et pathos, il n'y a, dans Eitô, pas une ligne qui ne soit juste.

Laurent Robert