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Critiques de livres


Daniel DE BRUYCKER
Silex : la tombe du chasseur
Arles
Editions Actes Sud
1999
186 p.

Presque rien

De Daniel De Bruycker, deux recueils de poèmes avaient jusqu'ici retenu l'attention. D'une grande rigueur formelle, Destins nomades nous initiait à la vie et aux rites de peuplades inconnues, du reste jamais nommées : le réel et l'imaginaire s'y entrecroisaient en des vers envoûtants, où les refrains et les symétries de construction conféraient aux poèmes un tour lancinant, entêtant. A partir du motif de l'architecte, les poèmes en prose de La pierre de soi propo­saient une quête de l'être intérieur où, de nouveau, l'élaboration d'un monde et la co­hérence du projet d'écriture permettaient d'échapper à la complaisante contemplation de ses (micro)blessures intimes. Abordant pour la première fois le roman avec Silex La Tombe du chasseur, l'auteur reste fidèle à son univers si personnel et à son goût pour les œuvres subtilement char­pentées. L'histoire racontée se présente en effet comme la longue citation, dans une revue russe d'archéologie, du journal tenu par un jeune paléo-anthropologue lors de sa dernière expédition scientifique visant à « la mise au jour d'une importante sépulture pa­léolithique ». Dans une « note de la rédac­tion », le professeur Ossipenko explique que les trois archéologues qui formaient l'équipe de recherche sont morts au retour de leur campagne de fouilles, dans l'explosion en vol de l'avion qui les ramenait à Moscou. En outre, toute la documentation consti­tuant l'enregistrement des fouilles a, quant à elle, disparu ultérieurement lors de l'in­cendie de la bibliothèque de l'Académie des Sciences de Leningrad. En clair, le lecteur se voit d'emblée et de façon plutôt vertigi­neuse attiré vers le néant : dans les steppes de l'Asie centrale encore soviétique, aux confins du Tadjikistan et de l'Uzbekistan — c'est-à-dire à peu près nulle part pour l'Occidental moyen que nous sommes —, deux hommes et une femme qui n'existent plus ont tenté en vain d'exhumer un chas­seur néandertalien décédé voici quarante-huit mille ans ; et de leur patient travail au­cune trace scientifiquement exploitable ne demeure. C'est donc peu dire que Silex ne repose sur presque rien — un presque rien qui est évidemment l'essentiel et qui trouve à s'exprimer dans le journal discret, émi­nemment pudique du chercheur Daniel Andreïevitch Izdolchtchikov. Centimètre par centimètre, avec toujours d'infinies précautions, les trois archéologues partent à la rencontre d'un homme qui fut à peine leur semblable mais qui, progressi­vement, leur devient de plus en plus fami­lier. Les pages du journal témoignent d'une découverte qui s'apparente à une nouvelle naissance et rendent compte des hypothèses que suscitent les données recueillies dans la tombe. S'il est enthousiaste, le diariste se veut aussi lucide, sans illusion sur la portée de ce qu'il a trouvé : « Jusqu 'à avoir atteint la dépouille (et même alors), que pourrions-nous comprendre de ce qui faisait mourir un être en ces temps-là, sachant si mal ce qui le faisait vivre ? » Les questions restent sou­vent sans réponse, sauf à générer d'autres questions, sauf à parvenir à se formuler au­trement. Après avoir consigné certaines notes, et comme si la prose se révélait sou­dain bancale ou insatisfaisante, Daniel — qui ne porte pas innocemment le même prénom que l'auteur — transcrit ses inter­rogations ou ses impressions en quelques vers d'une extrême densité :

Plaquettes fusiformes

au motif incertain : poissons, lèvres,

paupières closes, sexe de femme ?

Pendeloques,

dit seulement le trou.

Les poèmes jalonnent le récit avec naturel, comme s'il devenait évident que le ques­tionnement du narrateur le conduise aux li­mites du langage, là où s'imposent le chant et le cri, là où le discours insensiblement se resserre. Quelques jours après le début de l'expédition, Osman, un berger turkmène — dont le patronyme, prononcé à la fran­çaise, représenterait peut-être un autre clin d’œil de l'écrivain —, sympathise avec le groupe de savants. C'est une sorte de con­temporain paradoxal, à maints égards moins proche des jeunes gens affairés au bord de la tombe que du chasseur enterré là, entre steppe et rivière : « D'ailleurs un jour de chasse comme aujourd'hui, qu 'est-ce donc qui séparerait cet homme d'un de ses prédécesseurs néandertaliens ? (...) ils s'accorderaient bien­tôt sur l'essentiel, échangeant d'égal à égal, par geste au besoin, récits de chasse et conseils sur les meilleurs affûts... » Par ses gestes, par ses mots rares et ses silences, Osman alimentera les réflexions du narrateur sur cet humain d'avant l'Histoire, qui appartenait à une « tribu » capable déjà de penser la mort et d'envisager l'au-delà. Si donc Silex, comme eût dit Boris Vian, est entièrement vrai puisque imaginé d'un bout à l'autre, il n'en propose pas moins un cheminement afin de tenter de mieux comprendre l'homme. Cela situe, à suffisance, l'ambition et la haute tenue de ce premier roman.

Laurent Robert