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Critiques de livres

Daniel Simon
D'un pas léger
Châtelineau
Le Taillis Pré
coll. 14 x 17
2007
76 p.

Sous le signe du pélerin
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 150

Avec D'un pas léger de Daniel Simon, nous pourrions nous mettre sur les traces d'un pèlerin, d'un cheminant qui sait son peu de poids – et sa charge de doutes –, d'un marcheur qui, en taillant sa route, n'ignore en rien qu'il va égarer son passé à mesure qu'il va découvrir son présent et ne s'illusionne sur aucune valeur, y compris la sienne propre : « Parler doucement comme pour rien, pour s'éloigner de ce dégoût de soi que le voyage allume. / Parler en somme pour s'effacer ». Mais il s'agit surtout de « parler doucement » pour continuer à être et parce que la parole va servir à manifester (pour ne pas dire justifier) cette existence que rien n'interrompt et qui se poursuit dans le « vivre par inadvertance et aller les yeux clairs dans des embuscades de vocabulaire ». Comme le vocabulaire, la marche, le voyage en train ou le seul jeu des pensées à part soi tendent des embuscades, des pièges qu'il faut contourner pour continuer ; c'est le moment, sans doute, où s'affirme cette parole effaçante, celle qui s'aperçoit qu'il est inutile de conserver un écho passé lorsqu'il s'agirait d'afficher un présent ou, mieux encore, de recomposer un projet. Puisque « la débâcle du temps s'embourbe dans une durée perdue », il faut aller « convaincu d'espace, de vide et de silence », « marcher d'un soleil à l'autre, réinventer chaque jour le sens de la marche ».

Pascal Leclercq
Un bâton
Nancy
La Dragonne (ill. graphiques et sonores de Jac Vitali)
livre + CD
2007
82 p.

Quelles que soient les ambitions de chacun, Daniel Simon les amène, « dans l'agonie permanente des formes », à hauteur de souffle, les dit dans un style qui bat au rythme du coeur, ou s'accorde à la mécanique des corps, sachant ceux « qui renoncent à leur part » et ceux « qui apprennent lentement le temps de la durée ». Aucun jugement ici, mais la possibilité d'entrer « sans le savoir […] dans le bonheur ». Daniel Simon témoigne magnifiquement de ce refus d'une défaite qui ne mènerait qu'à des regrets et de ce « frisson du bien commun » qui irrigue le « plus beau poème ».

Avec Daniel De Bruycker, le pèlerin pourrait être immobile : dans sa Prière les mains derrière le dos, il est plus penché sur lui-même qu'il ne fait ombre sur les chemins, plus méditatif qu'arpenteur. Il parcourt néanmoins ces « labyrinthes où me perdre jusqu'à me trouver / nulle part et partout à la fois », mais plutôt que de se parler à lui-même, il tente un dialogue, une interpellation à un « tu » (jamais autrement nommé) qui semble, tout à la fois, omniprésent, familier et silencieux – tu dans tous les sens de ce qu'il ne faudra pas appeler un terme puisque la quête se prolonge, se renouvelle sans cesse d'une attente neuve. « J'écoute encore et rien ne vient », mais « l'énigme : non ce qui est découvert / Mais, trouvé, ce qui étonne encore ». Ainsi le poète, manipulant les mots, peut en jouer sans être interrompu, peut les pousser jusqu'à abstraire le silence de son interlocuteur, peut les amener à circonscrire cette absence en un lieu assignable. Mais quel est ce « vrai monde où tu es » ? Est-il fait d'une attente qui permettrait au poème de s'interroger sur un lieu qui n'est jamais celui de la rencontre, ou sur un temps qui ne se libère jamais du carcan du « maintenant » ?

Alain Bosquet de Thoran
Mémoire de l'outil
s. l.
Le Cormier
2007
64 p.

A moins de se rencontrer « comme ce frère dans le miroir / – mon jumeau, mon inverse – / qui vient fidèle à ma rencontre / et que je ne vois jamais sortir ». De Bruycker aborde cet échange métaphysique sous forme de joute verbale qui se donne le beau jeu en traitant le silence de l'autre comme elle… l'entend ! Mais cela n'empêche nullement (« c'est ma vie entière / qui se fait souffle ») la sincérité d'un questionnement qui connaît ses limites temporelles : « Je veux être du bois dont on taille les portes / laissées ouvertes par celui qui s'en va ».

On continue avec Un bâton de Pascal Leclercq, même si « je le plante où je veux / où ça laisse / des coups, une trace / mon corps s'enroule et se dessèche » puis aussitôt « je reprends mon élasticité / et mes jambes s'écartent / emportent mortes / un souvenir / un défaut ». Le corps n'est qu'organique, il se vit dans une mobilité interne, à peine distinguée de l'animal, voire du végétal et il se manifeste de manière spontanée : « je nais du ventre / j'y rencontre un tapage », et « si je viens à bout de mon extraction / à nouveau pressé je m'enchante ». Ode à l'existence qui perçoit d'où elle est issue et n'en fait aucun mystère, au contraire, qui cherche à affirmer les origines qu'elle sent palpiter en elle, même si chaque état possède son niveau de conscience : « je me reproche d'être au temps / ce que l'herbe est aux fleurs / mais leurs séparations sont indolores ». Passe alors la question fondamentale, ou la tentation « d'arborer cette désinvolture / qui seule donne un sens / à mon reflet ». Comment se dire, comment se lire sinon dans l'échange, dans l'expérience élaborée quoique approximative : « et la pâte obtenue je la coule / dans le moule / incertain de demain ».

Pierre-Yves Soucy
Après la montée du jour
s. l.
Le Cormier
2007
64 p.

Mais Leclercq voyage aussi, sur la Transcévenole où il apprend à « marcher au pas : je deviens ma besogne / me cambre sous le garrot » – une manière de se prendre en charge « qui sait que le pain n'attend pas ». Le chemin vers les origines n'éclaire pas vraiment. Pas plus qu'à l'Hôtel du Commerce de Mende, on ne trouve autre chose qu'une vie à l'abandon ou une écoute du grouillement de la ville. Un vacarme qui renvoie à soi et donne forme à un destin. Et, plus serein, on sait qu'« On s'assoupira près du but, on ne l'atteindra sous aucun prétexte », non par refus, mais parce qu'il faut continuer à se laisser porter. Pascal Leclercq n'ignore pas que l'on peut dégager une odeur de « cadavre aux extrémités » tout en étant capable de vivre plusieurs vies, porté par une « soif inextinguible ». L'inévitable contrainte de la fin n'exclut pas le choix des chemins que l'on décide de sceller en soi. À noter, ce livre se décline aussi en performances scéniques que l'auteur déploie avec Jac Vitali qui a conçu un environnement sonore pour les textes. Rythmes et transes d'un présent dans lesquels le sens des mots s'accorde aux mouvements du corps.

Mémoire de l'outil de Bosquet de Thoran marquera un temps d'arrêt, tant ce bref recueil semble avoir été écrit par un méditatif qui jette un regard rétrospectif (qu'on pourra d'ailleurs juger quelque peu désabusé). Non pas que les choses ici ne sonnent pas justes, mais elles apparaissent comme définitivement rangées, figées pour tout dire. Ainsi, « Aucun mouvement, malgré l'anxiété » ou « Restent les pas, après d'autres pas, les gestes peu à peu rejoints par l'immobilité ». C'est à peine si l'on sent que « le vent se glisse et s'éteint au creux des vallées » tandis que les « grands yeux blancs fixent l'éternité ». Là où on n'aperçoit plus « la mer, infiniment retirée », ce qui bouge ou vibre encore vient pour dire la mort, « une calèche soyeuse glissant dans la nuit », ou « la chute d'un peu de cendre fine dans un sablier »… Pourtant le ton n'est pas sombre (« la poésie illumine »), même si « L'aube est un miroir trompeur », mais il y a un repli (« Mémoire de la mémoire / Comme un rideau noir »), un enfermement, comme celui d'un insecte pris dans de l'ambre, « un fragment de silence, enfin mis à nu, longuement emmuré dans l'oubli ». Et lorsque « Les choses se dissipent, le monde se dérobe », il ne reste plus au lecteur qu'à se joindre à l'auteur (« nous n'apportions que notre ferveur ») pour accéder à ces lointains que le poème maintient à l'écart mieux qu'il n'en cherche le chemin.

Avec Philippe Jones, le voyage se fait subtil : cet Au-delà du blanc peut en effet se lire comme la page vierge qu'il s'agit de remplir après sa naissance aussi bien que comme cette page inerte qui accompagnera la mort. Se joue ainsi un désir de « bloquer les souvenirs » autant que d'« instaurer l'irréel » dans un recueil compartimenté en petites séries de poèmes qui sont autant d'étapes, de points de chute, de réflexions ouvertes ou de retours sur le passé. Car si « des papillons volent encore / dans les jardins du sentiment » ou « l'échassier traîne un corps souillé de marée noire », c'est que quelque chose se présente que l'on ne considère plus qu'entaché de son poids, impossible à déverrouiller de son vécu. Il n'empêche que l'obscurité que l'on traîne par-devers soi appelle à « frayer la voie à ce lancer d'oiseaux » ou à ce « qu'un fruit s'éclaire et partage son corps » ; et même si on considère que « la nature s'enferme », se dresse encore un questionnement qui se désire libérateur : « pourquoi une clôture / entre ici et ailleurs ». Quoiqu'il ne s'agisse pas d'être dupe : « communiquer, ce grand besoin auquel on feint de croire, et ce monde meilleur que l'on promet ». Il est vrai que l'on avance « sur un chemin pavé de miroirs à mensonges », mais « revenir vers l'enfance / c'est revenir chez soi ». Où donc se jouerait la loyauté à soi-même, ou la fidélité à une femme ? Car, en chemin, si « l'attachement grandit, la durée diminue ». Est-ce que l'arbre ou un panneau de bois peint il y a des siècles peuvent servir de repères ? Sans doute, mais éphémère puisque « le matin vient laver les vitres » et qu'il s'agit, tout au mieux, de « conquérir un instant ». Jones exprime posément un regard sur la vie, en sachant que la question n'oblige à aucune réponse, que « l'oiseau picore et puis se tait », qu'un choix se tarit à n'être pas sélectionné tout de go tandis que demeure ce qui obsède. Ce recueil a le drapé d'une robe d'élégante : les plis marqués d'éclat ne sont pas moins recherchés que ceux qui captent l'ombre – laquelle est « le gage d'un soleil ». Et tout ne se joue que par attirance, ne se vit que pour « rencontrer le flux d'un regard ».

Intensités d'une vision que l'on retrouve, et qu'il faut suivre en ses lenteurs perspicaces, ses détours, ses démembrements, chez Pierre-Yves Soucy dans ses observations d'Après la montée du jour. Au pèlerinage, il n'y aura pas de halte ultime puisque même la contemplation impose de reprendre toujours le spectacle pour le considérer, le méditer ou l'exprimer autrement, même si les crépuscules existent de toute éternité. Ce que souligne ici le poète, en quelques mots (à peine trois ou quatre lignes par page) pourrait ressembler à une mélancolie : en fait, il s'agit bien plutôt d'un accord avec la lenteur régulière du monde, d'un rythme de levée de jour sur l'été ou de tombée de nuit sur la neige, que l'esprit de l'homme qui contemple aurait voulu, tout nourri qu'il est d'illusions, plus rapide, plus féroce, plus porteur – moins tremblant, ou moins entaché d'oubli. « La vie lentement faite et lentement démembrée » tait ou braconne, aspire à une marche aveugle ou refuse l'inclinaison des pentes ; elle ne déchiffre pas l'attente ni ne sait comment prendre l'errance par la main. À chercher un repos, elle se fait silence quand elle s'était voulue sauvage ; elle se perd à se recommencer aux partages des clartés, à mi-chemin des pentes ou entre enfance et solitude adulte ; elle s'exalte dans la clarté de l'éternité ou se noie dans la neige tombée – « jamais ne prononçaient les mêmes incertitudes ». Et la marche des jours se fait tantôt douce, tantôt par rafales. Soucy a des douceurs désenchantées pour exprimer ce qui s'ensommeille dans le cours du monde, cette « attente indéchiffrable toujours un peu plus sombre », les fatigues qui se résorbent et l'enfance qui revient – cela qui résonne dans le silence ou vibre dans l'irisation de la neige, « qui reviendra toujours avec l'éclair ». Le chemin commence avec l'apparition de la rosée, il s'effectue dans son frémissement sur les pétales.

 

Daniel De Bruycker, Prière les mains derrière le dos, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2008

Philippe Jones, Au-delà du blanc, s. l., Le Cormier, 2007, 128 p.