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Critiques de livres

Daniel Simon
L'échelle de Richter
Avin
Luce Wilquin
2006
153 p.

Séquences monde
par Thierry Detienne
Le Carnet et les Instants n° 145

Daniel Simon est un homme de parole, lui qui jusqu'ici a surtout écrit pour le théâtre et la radio. Mais on le connaissait déjà comme poète et au travers de quelques nouvelles publiées çà et là. Ce recueil de nouvelles est donc son premier volume publié en prose et il y jauge le monde des hommes en vingt-trois textes assez brefs qui semblent dresser une cartographie sentimentale et surréaliste de l'espèce. Le récit liminaire s'ouvre sur la vision d'un homme qui, mettant en œuvre à la lettre un précepte paternel, dresse un mur derrière lequel il s'abrite du monde et puise la force d'exister dans ce premier pas franchi. Le suit un autre qui met en scène un président des États-Unis qui ne nous est pas inconnu. Un rien mystique, la Bible à la main, il survole sans cesse son pays en quête de hauteur, pour échapper au grondement du monde dont il est le dramaturge. Et puis d'autres figurants se dressent : l'un est abandonné par sa femme et respire à nouveau sur la terrasse d'un café, un autre part en Afrique à la recherche d'une fille aimée et vit de loin le passage à l'euro qui le laisse quelque temps sans argent dans un bled. Un autre encore visionne sans fin et en sens inverse l'enregistrement vidéo de l'effondrement des tours jumelles de Manhattan et, bouillonnant de rage impuissante devant les corps qui se jettent dans le vide, entame une croisade qui fait long feu parmi les cannettes de bière vides. Ailleurs, deux sœurs que la guerre a laissées orphelines et folles de douleur vivent recluses parmi les chats dans un rituel invariable et insoupçonné des voisins jusqu'au jour où la vieillesse les sépare et livre leur secret. Un patron d'entreprise s'est écroulé devant ses employés et il contemple le monde dans la position des impuissants.

Mais il est surtout question d'Afrique et d'Europe dans ce volume coloré. Des hommes et des femmes qui arrivent ici pour échapper à la misère, emportant avec eux leur chaude culture qui envahit les hôpitaux et les bordels, irritant tout d'abord les autochtones mais très vite irrésistible de vitalité et de rire. Le regard de Daniel Simon s'attarde aussi dans les rues de Wallonie et de Bruxelles. Voici que le niveau de la mer monte jusqu'à submerger Bruxelles et que nos voisins du nord investissent les collines par-delà le sillon Sambre-et-Meuse pour régir les campings. Suit encore un Gille de Binche qui s'épanche avec force bières spéciales sur le temps qui va et le passé qui n'est plus, sur le carnaval qui seul permet de survivre. Et puis apparaissent des prostituées africaines du quartier de la gare du Nord qui contemplent les dégâts après une razzia de revanchards. Et ce chaos lamentable leur rappelle soudain le pays fui.

De ces portraits qui déboulent en quelques pages à peine, une vision généreuse du monde se dégage tout à la fois acerbe et chaleureuse : le désarroi d'une modernité chancelante côtoie la douceur de la solidarité dans le croisement des cultures. Tantôt réaliste, tantôt onirique et fantastique, ce kaléidoscope humain prend consistance au fil des pages. Daniel Simon a le verbe fort et coloré des conteurs qui écrivent à voix haute et qui manient de longue date les ficelles de l'art du récit. L'essai – mais peut-on encore vraiment parler d'essai? – est concluant et il donne envie d'en lire plus. N'y a-t-il qu'au spectacle que les artistes entendent les rappels?