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Critiques de livres


Marianne SLUSZNY
Toi, Cécile Kolvalsky
La Différence
2005
206 p.

La deuxième personne du singulier

 Un soir de janvier, Myriam Feldman s'éteint dans une maison de retraite bruxelloise. Il est 22 h 43. Cette mort est l'occasion pour sa fille Cécile de s'interroger sur elle-même et sur l'ambivalence des sentiments qui la liaient à sa mère, entre amour et détestation, culpabilité, tendresse et agacement. L'occasion aussi de plonger dans le passé familial, de (se) raconter la vie de ses parents et grands-parents, dont le parcours résume en un raccourci saisissant la des­tinée des juifs d'Europe au XXe siècle. Venus de Pologne, les Feldman, les Biberstein et les Kovalsky ont connu deux guerres mondiales, l'antisémitisme et les pogroms, l'immigration et le déracine­ment, les déchirements entre tradition et intégration, le nazisme et ses persécu­tions, la lutte de tous les instants pour la survie. Et cet écheveau de destins a fait d'elle, Cécile, ce qu'elle est aujourd'hui : un nœud de souffrance, d'orgueil et de dépréciation de soi, doublé d'une luci­dité à la fois salutaire et destructrice, qui l'amène à admettre ses pensées les moins avouables (le fait de se sentir grandie par le deuil dans le regard d'autrui, la satis­faction de devenir enfin le centre d'attention de collègues qui jusqu'alors vous remarquaient à peine), mais aussi, pro­cureur et bourreau de soi-même, à culti­ver son propre malheur. A ce questionnement sur ses origines fait écho le présent de Cécile. D'une part parce qu'elle-même est mère d'une fille avec qui la communication n'est pas toujours évidente. D'autre part parce que son travail à la Fabrique d'images nationale, autrement dit la té­lévision d'Etat, où elle a été récemment promue recherchiste d'une émission culturelle, la conduit à s'interroger quo­tidiennement sur le statut incertain de la vérité et de ses représentations. Dans le cadre de ce travail, elle est amenée, pour les besoins d'un reportage, à assis­ter aux répétitions du spectacle Rwanda 94. Le récit déchirant de Yolande Mukagasana, rescapée du génocide rwandais, la bouleverse. A côté de cela, il y a Ilona Dutreux, la productrice dont elle jalouse d'abord la réussite et méprise la distinction affectée ; dont elle découvre cependant qu'elle est elle-même une déracinée, abandonnée à la naissance en Bosnie centrale, et qu'un secret de famille lie leurs deux exis­tences. Entre ces tragédies humaines, le livre n'établit bien sûr aucune équiva­lence déplacée ; mais par un jeu de rimes et d'échos qui se propagent en cercles concentriques, il suggère sans la formuler une question lancinante : comment survivre au désastre ? Faut-il voir en ce premier roman une autobiographie transposée, et en Cécile une alter ego de Marianne Sluszny ? On est inévitablement porté à le faire, et puis la lecture balaie assez vite cette hypothèse plus encombrante qu'autre chose. Non seulement parce que le pro­pos du livre dépasse le strict cadre bio­graphique vers un horizon plus large, mais parce que sa construction formelle nous y invite. D'un chapitre à l'autre, l'auteur multiplie les voix narratives — extraits de journaux, de lettres, alter­nance des trois personnes du singulier. On peut regretter que ces voix ne soient pas toujours assez différenciées par l'écriture ; on peut sourire aussi de l'in­tervention omnisciente, parmi les narra­teurs, de la Mort en personne, qui ob­serve en surplomb la lente agonie de Myriam. Reste que ces procédés instal­lent une distance bienvenue, en particu­lier l'emploi de la deuxième personne du singulier : écrire au « tu », c'est tout à la fois prendre le lecteur à té­moin, se parler à soi-même comme dans un monologue intérieur, et opérer un dédoublement de l'auteur et du per­sonnage, qui prévient le récit de toute complaisance. Ajoutons-y un ton d'où la raillerie n'est pas absente, notamment dans la discrète satire du petit monde de la télévision, d'autant plus juste qu'elle évite la caricature. Restent quel­ques lourdeurs d'écriture, dans ces mo­ments où Marianne Sluszny écrit en professeur de philosophie qu'elle est par ailleurs, plutôt qu'en romancière : dé­mon de l'analyse, quand tu nous tiens ! Mais puisque le dénouement du livre, en bouclant la boucle, signe la libéra­tion de Cécile dans et par l'écriture, on formulera le vœu, pour son futur d'écri­vain, qu'il en soit de même pour Ma­rianne Sluszny.

Christian Bréda