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Critiques de livres

Les jeux sont faits

Dans une salle vide, un homme tente de battre le record mondial de la plus longue veille debout, soit « sept [jours et nuits] et des poussières ». Il est brave, volontaire, obstiné, il s'applique, résiste, résiste, puis s'écroule endormi après six jours d'effort. Apparaissant dans   « Soirée blanche », la nouvelle presque éponyme du dernier recueil de Michel Lambert, cette anecdote peut se lire comme le symbole des divers fragments de destinées que l'auteur saisit dans un moment toujours privilégié, quand le passé vient réveiller une blessure, un désir, un remords. Dans un univers nar­ratif semblable au monde où nous survi­vons, où chacun d'ailleurs pourrait traîner son propre ennui et ses déconvenues, les héros sont fatigués, vieillis, et jamais à l'heure quand commence l'aventure de la vie. Ils sont absents, égarés, trop lâches ou trop maladroits pour réaliser ce qu'ils s'étaient promis de faire. Leur défi était pourtant modeste, un peu dérisoire, parfois plus franchement futile ou médiocre. Faire l'amour est-il plus difficile que rester éveillé ? Aimer plus douloureux qu'endosser la mort d'un homme ? Eût-il mieux valu être peintre ou bien père, quand on s'avère finalement inapte à l'un comme à l'autre ? Quel que soit son objet, la modique prouesse de vivre se solde par un constat en demi-teinte, une manière d'échec admis­sible, apprivoisée au fil du quotidien parce que les jeux sont faits, que les occasions manquées ne se rattrapent ni ne se rachè­tent : « Où sommes-nous, maintenant ? En fin de compte, toutes les promenades se ressem­blent, toutes sont idiotes, on ne fait jamais que tourner en rond. » Pour chaque récit, en effet, l'impression prévaut que rien ne peut vraiment se passer, que la vie se piétine, se ressasse, se balbutie. Un peu de tendresse ou d'amertume parfois se gagne ou se perd ; on s'échange un viatique de paroles, de cha­leur ou d'argent, un baume pour quelques heures. Le plus souvent, on ne dit pas ce qu'il faudrait ; on lâche les mots trop vite ou trop tard. On gâche le plaisir ou la der­nière chance, trop pressé d'avoir trop at­tendu. Par petites touches, par des signes textuels discrets, Michel Lambert évoque des réalités dont le lecteur, immanquable­ment, se sent proche. Il injecte, comme un lent poison, la sensation diffuse que l'existence pourrait être meilleure ou pire, que de toutes façons on n'y peut rien changer. Les nouvelles de Soirées blanches ne comportent, dès lors, ni morale ni chute. Dans « Quelle importance », aucun jugement ne frappe l'écrivain raté et désargenté ni son ami petit-bourgeois. Ils marchent côte à côte, se parlent à peine sans s'entendre du tout, se quittent sans aller mieux. Il faut peu de choses, cependant, pour « sauver (une) jour­née », une caresse par exemple : « Alors il s'était approché d'elle. Cette blonde qui n'at­tendait plus rien de lui. Il avait tendu le bras et saisi un de ses seins, c'était un sein léger et tendre, très doux, qu'il avait caressé comme il aurait caressé la tète d'un enfant. » Aux pauvres types que nous sommes, Michel Lambert ne promet ni rachat ni répit. Il se contente de diffuser une musique, un air connu, un rien éraillé.

Laurent Robert

Michel LAMBERT, Soirées blanches, Mo­naco, Editions du Rocher, 1998, 212 p.