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Critiques de livres

Marie-Ève Sténuit
Le bataillon des bronzes
Bègles
Le Castor Astral
coll. Escales des Lettres
illustrations Chris de Becker
2008
149 p.

L'union fait la force
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 152

23 heures 59 minutes, vous vous baladez sur la Grand place de Bruxelles, par une belle nuit d'été. Vous ne le savez pas encore mais, dans quelques secondes, vos membres vont s'engourdir, vous allez vous absenter du réel pour une seconde qui pourrait durer une éternité. Vous ne verrez pas Godefroid de Bouillon élancer son destrier sur la place encombrée d'humains figés et effectuer victorieusement un éprouvant gymkhana avant de remonter la colline au grand galop par la rue de l'Infante Isabelle… Partout dans la ville, les humains sont devenus sourds, aveugles et paralytiques à ce moment précis. À leur réveil, ils ne se souviendront de rien. Mais, quel est ce «rien», cet instant magique, cette étrange aventure? C'est un secret que nous livre Marie-Ève Sténuit dans un conte fantastique paru au Castor Astral, dans la collection Escale des lettres, Le bataillon des bronzes.

Tout peut arriver lorsque, la douzième heure du jour ou de la nuit venue, à minuit ou à midi, le jacquemart du carillon de l'horloge sise au pied du Mont des Arts frappe les douze coups sur un bourdon de plus de mille sept cent cinquante kilogrammes. Si, à cet instant précis, avant que le bourgeois de bronze ne fasse sortir les douze figurines peintes qui représente chaque heure, Bruxelles est en danger, un phénomène magique a lieu : les statues prennent vie pour sauver la ville. À midi, les statues de pierre mettent tout en oeuvre pour vaincre l'ennemi; à mi-nuit, ce sont les statues de bronze qui défendent la cité. En 149 pages peuplées d'une dizaine de dessins de Chris De Becker, Marie-Ève Sténuit nous conte comment le roi Albert Ier, dit le roi-chevalier, envoie une armada de pigeons porter un message aux personnages clés de l'histoire de la ville pour sortir Bruxelles du pétrin. Ainsi rassemblés, Thyl Ulenspiegel et Nele, Manneken Pis, Everard't Serclaes, Godefroid de Bouillon et l'Homme de l'Atlantide parcourent la ville en une véritable croisade salvatrice. Très amusant : le croisement des langages retrace l'évolution de la langue française et la rhétorique de chacun est savoureuse. Albert Ier emploie bien évidemment l'emphase royale d'usage : «Mes chers compatriotes, je n'irai pas par quatre chemins. […] Il s'agit, je le crains, de la plus terrible menace qui ait jamais pesé sur la cité.» Et Godefroid de Bouillon de répondre : «Sire, point encore ne nous avez révélé contre quel ennemi nous allons guerroyer.» Les visiteurs sont passés par là! Imaginez donc le franc-parler de Thyl, de Manneken Pis, de Nele, les borborygmes de 't Serclaes à la langue coupée, confronté au très moderne Homme de l'Atlantide — «Le roi Albert m'a appelé. J'me pointe. J'dis jamais non à un pote. Point barre.»

Grâce au bataillon des bronzes, l'écrivaine nous fait découvrir les exploits de chacun au cours des siècles sans que l'évocation ne devienne jamais pesante. Nous apprenons également pas mal de choses sur la création des statues. Nous ne dirons rien sur l'ennemi, ni sur la stratégie du bataillon, ni sur la victoire finale. À vous de les découvrir. Vous savez juste qu'ensuite la vie est redevenue normale à Bruxelles et que vous avez repris vos déambulations sans vous rendre compte qu'une seconde avait duré bien plus que de raison…

Marie-Ève Sténuit est historienne de l'art et archéologue, elle vit à Bruxelles entre deux périodes de fouilles. Elle a déjà publié deux romans au Castor Astral, Les frères Y et La veuve du gouverneur.

Cette parabole urbaine met en scène la peur de l'inconnu et les vertus de la diversité, la complémentarité des genres et des cultures dans un style très agréable à lire. On vous recommande ce conte fantastique tant pour la découverte contrastée de tous ces univers que pour la fantaisie de l'écriture.