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Critiques de livres


Marie-Eve STÉNUIT
Les frères Y
Le Castor astral
coll. Escales du Nord
2005
222 p.

Les jumeaux confondus


Pour son premier roman, Marie-Eve Sténuit - dont nous savons seulement que, née à Bruxelles en 1955,  elle est archéologue — n'a pas choisi la facilité.

S'inspirant d'une histoire véridique, de prime abord invraisemblable, elle nous raconte l'étonnante destinée de frères siamois, qui sont à la fois deux et un : Les frères Y.

Que disent les archives ? Le 4 octobre 1877, dans un village du nord de l'Italie, une jeune femme a mis au monde deux petits garçons offrant deux têtes, quatre bras, deux thorax, mais soudés à partir du bas du tronc et ne formant plus qu'un : un ventre, un sexe, deux jambes en commun. Giovanni-Battista et Giacomo Tocci ont été, tout jeunes, exami­nés par divers professeurs, exposés à l'Académie royale de Médecine de Tu­rin, et, par la suite, exhibés à travers l'Europe et les Etats-Unis. Rompant à 20 ans avec cette existence épuisante de phénomènes de foire, ils auraient rallié leur pays natal, épousé deux sœurs, et partagé une longue vie tranquille. Passionnée par ce compagnonnage inexorable, cette fatalité d'être à la fois soi et un autre, Marie-Eve Sténuit a voulu retracer le chemin de ceux qu'elle a rebaptisés Giuliano et Gian-Giuseppe Cotti, depuis leur naissance (un signe du Diable ! pour certaines voisines des Cotti, ou peut-être la preuve d'une faute de Lisa, qui, soit dit en passant, accou­cherait plus tard de plusieurs enfants « normaux »). Superstitions et médi­sances seraient balayées par un médecin bardé de titres et distinctions, professeur de tératologie, voué à l'étude des diffor­mités physiques congénitales, qui posait son diagnostic : les nouveau-nés, en ex­cellente santé par ailleurs, formaient un dérodyme, dit aussi ypsiloïde. A l'effroi des parents devant ce « mons­tre double » succède bientôt l'idée d'en tirer parti, et le père sent poindre sous son désarroi une âme de vieux renard. L'exposition des deux bébés n'en for­mant qu'un à l'Académie de Médecine de Turin, où le public est admis à les voir contre espèces sonnantes et trébuchantes, est le prélude à vingt années d'exhibitions, de Milan à Berlin, de Paris à Varsovie, et outre-Atlantique, de New York à Chicago. La scène a changé : non plus le siège de sociétés scientifiques mais des salles de spectacle où ils se produisent dans un double numéro, l'un jouant de la flûte, l'autre dessinant au fusain, face à une foule curieuse, avide de sensations. Giuliano, le premier, abandonne la par­tie. Trop éprouvante, trop amère. Et Gian-Giuseppe ne peut que s'incliner : c'est trop dur pour lui, et moi, sans lui, je ne suis rien...

On les avait invités à se joindre à la grande famille des freaks où, tous en­semble, on oublie le malheur d'être dif­férents puisque l'incongru y est la norme, et l'aberrant, l'ordinaire. Mais un monde de monstres semble à Gian-Giuseppe aussi malsain qu'un monde de « normaux ». Les uns s'enferment dans leur différence, les autres se barricadent derrière leur normalité. Moi, ce dont je rêve, c'est d'une société où nous serions tous mélangés.

Existera-t-elle un jour ? Les frères Cotti devaient en douter : à leur retour en Europe, à 20 ans, ils se sont retirés dans un petit domaine non loin de Venise, à l'abri d'un mur d'enceinte et d'un rem­part de hauts arbres. Définitivement protégés de ces milliers de visages où ils lisaient à livre ouvert la peur, l'horreur, le dégoût, le mépris, la moquerie. Ex­ploités tour à tour par les médecins, leurs parents, les imprésarios et la presse, ils n'avaient été pour le public qu'une attrac­tion, pas vraiment des Artistes et certaine­ment pas des hommes. Deux sœurs orphelines tiennent la mai­son, qui deviendront des épouses ai­mantes pour les frères Y, inséparables jusque dans la mort, survenue à l'âge de 63 ans.

Le roman des « jumeaux confondus », qui surent assumer la farce tragique que leur avait jouée la nature, était-il un bon sujet ? Marie-Eve Sténuit l'a traité, en tout cas, avec autant de délicatesse que d'intrépidité, autant d'humour que de sé­rieux, autant de finesse que de franchise.

Franchie Ghysen