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Critiques de livres


Amélie NOTHOMB
Stupeur et tremblements
Albin Michel
1999
174 p.

Made in Japan

Des images du Japon, on en a plein la tête, des jolies, des raffinées, des élégantes le plus souvent. On les a nourries de romans de Tanizaki, de Banana Yoshimoto, de films d'Ozu, de Kitano, de L'empire des signes de Roland Barthes, de photos d'Hiromix, de chansons de Pizzi­cato 5 et de Kahimie Karie, de la vue de gar­çons et de filles à la mode croisés chez Agnès B. ou dans les rues de nos capitales euro­péennes.... On a même idéalisé le carcan qu'imposaient les règles de vie de ce pays (comme on a aimé, celui, anglais, qui faisait la substance des films de James Ivory). Mais on a lu aussi que, depuis la Seconde guerre mondiale, l'argent roi, la famille éclatée et la réussite à tout prix déréglaient la société nippone au point, par exemple, de rendre la jeunesse de plus en plus violente. Et si on a aussi entendu parler du monde du travail à la japonaise, Amélie Nothomb en fait le sujet de son (rituel) roman de rentrée. On se souvient que Le sabotage amoureux, deuxième roman de l'écrivaine à succès, se déroulait déjà au Japon, pendant son enfance. On y découvrait une guerre mondiale en mi­niature et un premier amour en forme de passion. Lors de ce premier séjour, elle s'était constitué « un réservoir affectif » qui va être mis a mal quand elle y retournera, quelque quinze années plus tard, comme interprète dans une grande entreprise d'import-export. Seule occidentale de cette entreprise, femme en l'occurrence, elle va en dégringoler les échelons au fur et à mesure. Si l'on connais­sait déjà certains épisodes de cette histoire parce que la romancière n'est jamais avare d'une anecdote cocasse et cruelle, ce livre s'avère réellement désopilant dans sa confrontation entre les habitudes, les manières de travailler (donc de penser, de vivre) japonaises et belges. Dès les premières pages, le ton impertinent est celui que l'on connaît, mais on se demande où se cachent les monstres coutumiers. Très vite on comprend que si le monstre n'a pas apparence humaine, c'est le système japonais qui en occupe le rôle, système qui façonne les citoyens à son image et qui les écrase, les femmes plus que les hommes évidemment, puisqu'il ne leur laisse aucun droit au rêve et à l'espoir. La ro­mancière-narratrice, première victime de ce système (d'autant qu'elle n'en connaît pas les modalités, qu'elle les apprend à ses dépens) résume très bien ce que sont devenues ses ambitions personnelles, réduites à pas grand-chose : « Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c'était trop demander [...]. Adulte je me résolus à être moins mé­galomane et travailler comme interprète dans une société japonaise. Hélas, c'était trop bien pour moi et je dus descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n'y avait pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée au poste de rien du tout. Malheureusement — j'aurais dû m'en douter —, rien du tout, c'était encore trop bien pour moi. Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime : nettoyeuse de chiottes. » On ne racontera pas ce qui s'est passé lors de ses différentes affectations, Amélie Nothomb l'écrit avec toute sa verve et son verbe habi­tuels. On peut dire que lors de ses journées laborieuses (qui s'étendent parfois à la nuit), elle s'invente des échappées belles : la vue sur Tokyo où elle s'imagine plonger le corps tout entier et la beauté stricte de sa supérieure, qui provoque en elle des émois et des délires érotiques.

Dans cette entreprise, elle restera presque un an, et dès le lendemain de sa démission, elle commencera un livre qu'elle intitulera Hy­giène de l'assassin. C'est ce qu'elle affirme à la fin de Stupeur et tremblements. Et qui jette un trouble. Qu'est-ce donc que cet ouvrage que l'on vient de lire (avec délectation) ? Un roman comme indiqué en couverture, un récit autobiographique comme le laisse sous-entendre l'adéquation entre la narratrice Amélie-san et l'écrivaine, une autofiction ? Sûrement un double jeu : l'un avec les li­mites du roman ; l'autre avec la mythologie personnelle de l'écrivaine. Car depuis le début de sa carrière, telle une Mylène Farmer de la littérature, elle s'est inventé, créé un personnage à la fois médiatique et my­thique (profitable à la vente de ses livres) qui étonne, détonne dans ce monde littéraire qui se veut, de plus en plus, tout à fait normal, sans figure d'écrivain fantasmée. Mais n'est-ce pas là un autre mythe, qui n'ose s'avouer ?

Michel Zumkir