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Critiques de livres


Jacques IZOARD
Sulphur
Banff Alberta
Editions Odradek-Canada
1994
33 p.

Le temps fait semblant de dormir

A Banff, en Alberta, dans les mon­tagnes Rocheuses, dit Jacques Izoard, il y a le mont Sulphur, et des eaux chaudes qui proviennent directe­ment du ventre de la terre. A Banff se trouve un centre d'art où j'ai écrit le livret d'un opéra : Millle mots pour Blanche-Neige (il y a une faute de frappe sur la couverture du recueil de poèmes que j'ai écrit là-bas). Ce re­cueil porte le nom de Sulphur, comme la montagne, et j'ai voulu qu'il paraisse rapide­ment, afin de me débarrasser de tous ces mots, mais qu'aussi bien ils s'éparpillent tels une traînée de poudre blanche explosive. A Banff, en Alberta, il y a des promenades et des poèmes qui s'adaptent au rythme de la marche. Chaque pas accompli sur la neige est la tentation d'un oubli. Sommeil du temps, oubli de soi, comme si l'application à marcher pouvait abolir toute conscience de tangage ; comme si les semelles pouvaient décider une bonne fois de combler leurs rai­nures. Alors ne subsisterait que le rêve d'un mouvement au-delà de lui-même.

L'idéal du sang est la sève de l'arbre et l'eau transparente de la rivière. L'idéal est l'ha­leine de l'eau « qui ne touche pas la paume / de ces promeneurs muets. / Car l'eau ne se mêle / qu'à l'eau elle-même / ignorant les courbes / de son propre cours. » Mais si temps se brise, si le corps oublie dans la nage sa limite, qu'advient-il de la tension inquiète des membres, et du désir qui fré­mit ? Ni mort, ni sommeil, ni rêves pleins : la neige possède un ailleurs brûlant. Le calme est le prétexte d'une tempête inté­rieure. Car « (...) l'herbe en feu / reviendra te saisir, / (...) te poindre ou t'étouffer. » « (...) chez toi, / le pot de tabac de Franc­fort, / le casse-tête de Jamar, / et la rue Tête-de-Bœuf / existent toujours. » La moire demeure comme un suicide. Enfin, qu'on ne s'y trompe pas, la mon­tagne est truffée de coins d'ombre. Elle connaît de secrètes turbulences qui, le jour venu, perturbent encore la pellicule de glace. Dès lors, dans son silence habité, le paysage paraît terrible d'une joie contenue, d'une révolte à faire, et l'eau devient parfois utopique. « Cœur de menthe / ou cœur d'émeute ? » Au milieu des arbres, un œil s'allume, une main s'affaisse, un « (...) ba­lancier d'acier / détruit le qui-vive / de la jambe et du bras.»

Détruit jusqu'au conseil de la mort même. Jusqu'au souhait d'anéantir les petits dé­mons que le gel avait engourdis. Les rocs, les socs et l'eau de la rivière — tout ce décor pourrait bien n'être, finalement, qu'une fine peau tendue à se fendre, ou un vitrail bizeauté, en tout cas qui claquette de peur de découvrir sa fragilité, son men­songe.

C'est l'heure où revient l'existence contra­dictoire, où le puma se met à rugir. La ri­vière engloutit la montagne. Les totems se dressent. La neige cocaïne amène un froid énervé. Il est peut-être temps d'oublier « (...) que l'oubli / te muselé et t'entraîne / au-delà du sommeil. / Ainsi, tu reverras / les rouges et les bleus, / les verts et les noirs / de la vie qui palpite. » On prononce : « Ar­rache ! », et l'on songe aux yeux que le vent charrie, tout ce peuple d'iris, de consciences qui s'affrontent.

« Que le gel dur de l'œil en appelle au soleil ! »

Jacques Izoard vient aussi de faire s'envoler, ce novembre, une grande feuille mauve inti­tulée Vendettas et Tempêtes. Il y est bien sûr question de terribles menaces pour chacun. Le poète nous y enjoint à nous méfier du singe qui ne périt jamais, mais aussi de la mer, qui n'est que légende.

Françoise Delmez

Jacques IZOARD, Vendettas et Tempêtes, Brive, Ed. Myrddin, coll. La raison des nuages, 1994