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Critiques de livres

René Swennen
La disparition de John
Bruxelles
Le Grand Miroir
2008
128 p.

Trois flambeaux et un volcan
par Isabelle Roche
Le Carnet et les Instants n° 151

La mafia a laissé à la postérité de grandes figures historiques aujourd'hui devenues icônes, tant du côté des mafiosi que de ceux qui ont travaillé à les éliminer. Elle est aussi la source d'une impressionnante théorie d'œuvres de fiction de tous registres, allant de l'épopée quasi documentaire – la mythique trilogie du Parrain – à la comédie grinçante — la série des Soprano ou le film Mafia blues. La disparition de John serait donc une particule de plus piquée dans la queue de comète fictionnelle déjà bien fournie engendrée par la fameuse organisation criminelle? Certes. Mais il serait dommage de réduire cet étonnant récit à un «roman sur la mafia» : plus que le thème passionneront, ici, l'architecture narrative et la tonalité générale, souvent satirique.

Avec pour incipit un bref extrait d'article de presse mentionnant la disparition d'«un homme qui fut un maître à penser influent et un conférencier très suivi», une première partie retrace le «tour d'Europe» d'un certain John commencé en mars 1938 à Londres et achevé à Palerme. Sans doute le disparu évoqué est-il ce John? Puis viennent quatre autres parties situées en des temps différents, dont les liens réciproques se découvrent a posteriori à travers la suite de ce même article mise en corrélation avec des épisodes morcelés où évoluent John, ses proches, et Alain B., un poète qui se trouvera impliqué dans les derniers instants de la vie de John.

La trame de ce roman est un réseau ténu de reflets et d'échos qui le mue en un jeu de piste retors. En fait de récit romanesque, l'auteur propose à ses lecteurs un puzzle dont les pièces s'ajustent à partir d'événements, de figures et de lieux épars se répondant les uns les autres à travers les différentes zones de texte – par exemple les voyages en Sicile, les sites visités, les rêves... – avec, pour fils conducteurs, la mafia, une spiritualité oscillant entre mysticisme chrétien et paganisme orgiaque... et le personnage de John.

Réduit à ce seul prénom – que l'on peut lire comme «John Doe», le fameux «Untel» des Anglo-Saxons – son portrait est dressé de telle manière qu'il ressemble davantage à un archétype qu'à un véritable protagoniste. Il a d'ailleurs une attitude assez passive : il intègre la mafia par la force des choses et, lorsque la police le serre de trop près, il s'engage sur un chemin dont il n'a pas de son propre chef décidé le cours — la seule décision qui lui appartiendra est la dernière. Et encore : ses conséquences se perdent... dans un panache de fumée volcanique!

Affinant encore la saveur de ce texte atypique, le ton est délectable : sous l'atonie d'une écriture proche de celle employée pour les rapports administratifs foisonnent comparaisons grinçantes et concours de situations drolatiques — ainsi John passe-t-il sans autre transition qu'un voyage en train de la tentation monastique... au concubinage avec une prostituée parisienne. Et, comme tout fout l'camp, force est de constater que «La prostitution était devenue triste. Après le latin, le grec, la liturgie, les guerres et quelques autres choses encore, les putes disparaissaient à leur tour».

Ce récit composite finit par constituer un tableau complet dans la cinquième partie, où les modes de fonctionnement mafieux sont les plus apparents. Lieu vers lequel convergent – mais attention : une convergence qui exige du lecteur une mémoire perpétuellement aux aguets ! – tous les éléments narratifs, cette ultime étape leur confère une cohérence rétrospective et s'appuie sur eux pour les dépasser afin de dessiner le dénouement de l'histoire de John.

Chef-d'œuvre architectural subtil et complexe, la forme de cette fiction mime le morcellement des informations souvent douteuses dont disposent les enquêteurs traquant les mafiosi. Le lecteur est ainsi invité à jouer lui-même au détective et à recouper soigneusement tout ce que le romancier a dispersé avec talent et parcimonie au fil des pages.

L'on regrettera que cette impeccable construction ne se double pas d'une écriture aussi léchée — le styliste n'a pas été à la mesure de l'architecte : l'on «fait» beaucoup trop de choses, les sons se «font» trop souvent «entendre», et il arrive que, dans une même phrase, «une de leurs connaissances prétende connaître Paris».