pdl

Critiques de livres

Yves Tenret
Maman
Paris
La Différence
2007
126 p.

La mère du fils de pute
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 148

Lors d'une des rares visites de son fils, une vieille dame, malade et un peu alcoolo, ressasse. Elle regrette le Bruxelles des années cinquante. Pas celui de ses parents qui voulaient qu'elle devienne vendeuse à l'Innovation, mais le sien. Celui du banditisme et de la flambe. Elle était pute et sa vie a été rythmée par ses liaisons avec ses amantsprotecteurs. Jacques, le premier amour, père de son fils et baratineur hors pair. André, un Arménien classe et taiseux qui a fait l'Indochine. Danny, le flambeur, son dernier, qui s'est fait buter.

Le roman est composé d'une juxtaposition d'anecdotes et de réflexions qui concernent, en vrac, le génocide arménien, ses clients, sa famille, la pègre, son intérêt pour les serial killers ou le scandale de certaines affaires classées sans suite («On lui avait attaché les mains aux chevilles. Elle a des brûlures à l'anus. Les flics ont conclu au suicide.») Elle parle beaucoup des hommes, qu'elle réduit volontiers, fort de son long commerce avec eux, à quelques archétypes. Elle évoque, avec cynisme et nostalgie, aussi bien son passé que son quotidien trop terne.

L'histoire se lirait comme un monologue décousu si la série de fragments qui composent le récit n'étaient pas écrits dans une langue très maîtrisée, à la syntaxe parfaite, aux antipodes de la logorrhée. L'auteur travaille sur des citations sans doute authentiques (il parle de sa mère, ce n'est pas un secret), mais il les organise pour faire apprécier au lecteur la cohérence d'une vision du monde dont son personnage n'avait probablement pas une conscience très précise.

Le portrait du fils se dessine progressivement en creux. Il est décrit comme un vague intellectuel teigneux, un pseudo-artiste improductif, un révolutionnaire à la noix, doué surtout d'une formidable aptitude à ne rien faire. Elle était disposée à lui donner les moyens de ses ambitions, mais il n'en avait pas. Elle a rapidement jeté l'éponge sans en faire un plat : «Je n'allais pas passer ma vie devant un écriteau Aime ton fils

Ce portrait nuance l'image beaucoup plus sérieuse, bien que ne manquant pas d'ironie, qu'avait donnée l'auteur de lui-même dans Comment j'ai tué la troisième internationale situationniste. Yves Tenret y racontait (réalité ou fiction?) comment il avait rendu impossible la création d'une nouvelle IS en tenant un discours bien plus proche de Guy Debord que ceux qui prétendaient en prolonger les idées et les principes.

En apparence, il semble tout aussi compliqué de concilier la Maman du roman et son fils que d'envisager un film réunissant Michel Audiard et Jean-Luc Godard. Pourtant, ils ont, lui comme elle, conçu leur existence dans le même rejet de tout ce qui peut contraindre l'expression de leur libre arbitre et dans le mépris des conséquences de cette attitude, notamment la marginalité où la société les a confinés. Ce deuxième roman d'Yves Tenret rend hommage autant à cette radicalité-là qu'à sa mère.