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Critiques de livres


LYSANDRE
Terreur Vitale
Editions La Part des Anges
1999
22 p.

Avant de se taire 

Comme le précise son éditrice Fran­çoise Favretto, c'est avant de se taire, avant d'être contrainte au si­lence — provisoirement ou définitivement — que la jeune femme qui signe du nom de Lysandre a écrit ses textes. Plus exactement, elle a laissé des poèmes et des contes avant de s'interrompre, incapable de tenir un stylo ou de dicter une phrase. Sont ici remis à leur place les discours habituels sur la ten­tante aphasie qui guette le poète ou sur la nécessité intérieure qui pousse l'écrivain à s'installer devant une feuille blanche : rien de tout cela, pour Lysandre, n'est méta­phore. Dans l'urgence, et tant que faire se pouvait, une femme a transcrit une vision du monde. Elle a pris des risques alors que le pire était possible : le nombrilisme, le laisser-aller formel, le sentimentalisme. Elle ne s'est pas épanchée, n'a guère crié ; elle a livré quelques flashes brûlants, tendus, des vers brefs qui traduiraient un émerveille­ment dégrisé, comme si l'espérance irrémé­diablement se dégonflait : « fille pensive/ serre-tête rose/sucette à la menthe/roule un patin/à son institutrice. » Recourant à des images apparemment arbitraires, pratiquant la parataxe et les ruptures de ton, le phrasé de Lysandre n'est même pas très loin de faire penser à celui de Jacques Izoard. L'univers y déboule morcelé, le réel est en lambeaux : « Rat châtié/bœuf étouffe/souris morte/Explosion volcanique de purée ». On aimerait en lire plus, mais un dernier (?) poème intitulé « Une psychiatrisée prend la parole » apporte un lucide et douloureux point final. Le je n'hésite plus à se dire, puisqu'il est clair qu'il ne se dira plus : « Je pleure./ Il a changé tout mon traitement (...)/ Dans un mois, vous ne me lirez plus./Car je serai incapable de réfléchir et d'écrire./Je ne serai plus qu'un robot baveux (...) »

C'est d'une tout autre tonalité que se veut Comme une tendinite locale de Jany Gros-Jean. Trente-cinq quatrains et un distique composent un long poème, sorte de patch­work où s'entremêlent les riens qui font le sel de la vie. Le début n'est pourtant pas exempt d'une certaine gravité : « Engourdis­sement des villes enfouies dans ma tête/Je ne crois plus en toi sauveur des hommes et des/Diables humains je ne crois plus qu'en vous dieux des/Marées et des monts chauves chantés par Modeste/Mussorgsky (...) » Les al­lusions à la musique, auxquelles se joignent des références directes à « des poètes/Amis dont les mots tout en variété chantent », ne doivent pas faire illusion : dans ce texte sin­gulier, tout peut entrer, tout ce qui emplit une après-midi ordinaire est digne de figurer dans une strophe. Bientôt sont délaissés les « bagnoles sourdes », les regards sur le paysage et les appels au voyage ; bientôt, c'est l'heure de se retrancher dans « l'appart » où gronde la radio avec sa pub et son match de foot : « (...) je voudrais que / Le Danemark mené par deux buts à rien/Mais pour pré­parer l'été il faut boire Contrex (...) » De vers en vers, nous irons jus­qu'aux prolonga­tions puis aux penalties, avant que « La poésie à la chaux verte et ron­de/ Rentre torse nu aux vestiaires pour la douche. » En poésie, le danger du prosaïsme affecté est bien connu, qui réside dans la promotion du bavardage et de la versification sur n'importe quoi. L'auteure y échappe d'une certaine façon en considérant le langage comme une matière souple qu'il faut manier sans révérence ex­cessive, mais plutôt avec une fausse désin­volture. Aussi, non seulement elle multiplie les enjambements et coupe parfois le mot à la rime — « la ci-/Garette », « ré-/Gulière » mais en outre elle se plaît à chahuter la syntaxe : « La voix cassait les gongs de la porte/Tout à l'heure d'entrée où tu faisais/ton apparition (...) » Les procédés en soi ne sont pas neufs, mais leur usage n'est, au fond, pas si banal.

Laurent Robert

Jany GROSJEAN, Comme une tendinite locale, Liège, Ces Gens-là, 1999