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Critiques de livres


André BIALEK
Terroir-Caisse
Bruxelles
Ed. Luc Pire
coll. L'embarcadère
2004
272 p.

Humour grinçant et grisaille belge

Fernand De Coninck alias « T'as déjà tout bu » (surnom décerné en hom­mage à sa spectaculaire propension à descendre ses trappistes en trois gor­gées), alias Tadja, est le personnage prin­cipal de Terroir-Caisse. Il vit une petite vie pépère et sans histoire. Tout glisse sur Tadja qui se moque d'à peu près tout sauf, vaguement, de la disparition de sa libido. Son quotidien est rythmé par son boulot de réassortisseur dans la petite supérette de son ami Gros Louis (un « an­cien » du Katanga obsédé par les armes et la montée de l'insécurité), ses virées au bar « Les Templiers », où il rencontre son ami Crocus (fleuriste, ça ne s'invente pas), et les récriminations perpétuelles de sa femme Elisabeth.

Elisabeth se croit révolutionnaire. Elle évoque volontiers Marx mais, en atten­dant le grand soir, ce sont surtout les po­tins de RTS (Radio-Télé-Sart, la station locale) et de la presse à scandale qui nourrissent son indignation. Elisabeth cause mais ne s'engage pas. Elle milite mais n'a qu'une seule cible : Tadja, qu'elle houspille plus qu'elle ne l'endoc­trine. Quand elle ne fait pas de politique, Elisabeth preste un quart-temps à la bi­bliothèque communale puis fait pousser des avocats dans des pots de yaourt, manie qui conditionne lourdement les menus du couple.

Deux événements mettent le récit en branle. Tadja hérite de deux millions d'anciens francs à la suite du décès de son père. Peu après, Elisabeth repère une petite annonce : les magasins Grolot (leader du CDA : commerce de dé­tail alimentaire), recrutent de nouveaux gérants. Elisabeth convainc son mari d'investir son héritage. D'emblée, celui-ci pressent qu'il a tout à perdre dans l'aventure, mais il se lance malgré tout, essentiellement pour qu'Elisabeth cesse de lui casser les pieds. Les mésaventures de Tadja peuvent s'envisager, toutes proportions gardées, comme une actualisation des déboires de Frans Laarmans, le héros de Fromage de Willem Elsschot (réédité l'an dernier au Castor Astral dans une traduction de Xavier Hanotte). On regrettera sans doute que Terroir-Caisse se serve du sys­tème Grolot (derrière lequel se dissimu­lent à peine les techniques de marketing des réseaux de grande distribution à bon marché) uniquement comme une source de péripéties, drôles, grotesques et pathétiques, mais ce point de vue est délibéré. La dimension sociologique du roman se situe davantage dans le rendu d'un climat morose, où l'indifférence règne et où évoluent des gens extrême­ment malléables.

Si l'on en croit la quatrième de couver­ture, cet état d'esprit dépressif est « celui qui a régné en Belgique depuis l'après-guerre et a culminé avec l'Affaire Dutroux et toutes les dérives qui l'ont entourée ». Le volume se clôt d'ailleurs sur une chro­nologie un peu farfelue qui réduit l'his­toire nationale à une succession d'événe­ments dramatiques (de l'incendie de l'Inno à l'assassinat d'André Cools), d'en­gouements populaires (Merckx, Sandra Kim, les Diables rouges au Mexique...) et d'absurdités affligeantes (les OVNI en Wallonie) ou problématiques (la vacance de règne de Baudouin Ier). Les faits saillants de l'histoire contempo­raine dépassent rarement le stade de la simple allusion, à deux exceptions près : les tueurs du Brabant wallon donnent des idées et une méthode à Gros Louis et ses amis et l'affaire du petit Grégory est présentée comme une véritable répé­tition générale de l'affaire Dutroux. Terroir-Caisse se termine sur un long épilogue mouvementé dont on ne dé­voilera au lecteur que son caractère pa­radoxal : c'est précisément l'accumula­tion des catastrophes s'abattant sur le héros qui permet le happy-end et un re­tour aux sources : Tadja ne fera plus ja­mais rien, il est ravi, même si les condi­tions de son farniente ne sont pas exactement celles qu'il envisageait. L'univers de Bialek est proche de celui du film Madame Edouard, de Nadine Monfils, et repose sur un même con­traste : des faits glauques sur lesquels se greffent beaucoup d'humour cinglant et une pointe de tendresse.

Thierry Leroy