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Critiques de livres


Jean-Paul TOMASI et Michel DELIGNE
Tintin chez Jules Verne
Bruxelles
Ed. Lefrancq
1998
165 p.

Les DuponD/T (Deligne-Tomasi) de la critique RGN

Jan Baetens l'a depuis longtemps1 de­viné, fût-ce à coup de désolants géni­tifs : « le traitement des textes des per­sonnages des aventures de Tintin montre à quel point l'art de Hergé reste ancré dans les idéaux du XIXe siècle ». Restait aux Dupond/t de la critique RGN (Tomasi/Deligne) à enquêter sur « l'emprise de l'imagi­naire vernien sur le travail de Hergé... » Enquête passionnante. Pièces à conviction foisonnantes et quasi toutes... convain­cantes. Suspect démasqué, mais jamais en aveux, de sorte que l'on s'interroge sur les motifs de ce mutisme, de cette non-recon­naissance de la dette contractée envers Jules Verne, de cette occultation entretenue même par les biographes de Hergé. De quoi le cachottier avait-il peur ? Qu'on l'accusât de plagiat ? On sait, surtout de­puis Borges qui copiait le Quichotte, que la littérature est un ramassis de lieux com­muns et qu'un livre est bourré d'intertextes. Qu'on découvrît, examinant le cli­mat général dans lequel baignent les œuvres de Verne et de RG, bien des res­semblances : héros surtout masculins et souvent célibataires endurcis ; voyages loin­tains et aventureux ; victoires finales du héros ? Pas de quoi nous empêcher d'admi­rer la ligne claire, quand on a lu Propp et Greimas... Alors, péché d'orgueil ? Quelques commentateurs ne furent jamais dupes. Leur emboîtant le pas, Deligne et Tomasi entreprennent une éblouissante dé­monstration des similitudes entre person­nages, scénarios et anecdotes, et ont raison d'insister sur l'importance de l'illustration chez Verne : plus de quatre mille dans l'édi­tion Hetzel des Voyages extraordinaires !

Personnages-clones. Le trio Tintin/Haddock/Milou duplique celui de L'île mysté­rieuse : Herbert Brown pantalonné de cu­lottes golf l'irascible mais fidèle Pencroff, au copieux répertoire d'insultes/l'astucieux chien Top. Les Dupond/t rappellent les dé­tectives Craig et Fry des Tribulations d'un Chinois en Chine : comme eux pas très futés, comme eux produisant un discours cocassement redondant et contrepéteur. Palmyrin Rosette, le savant distrait, polyva­lent et homériquement colérique d'Hector Servadac, annonce Tournesol. Il n'est pas jusqu'aux jeux de mots laids de Séraphin Lampion, l'assureur casse-pieds, qu'on ne retrouve chez William Bidulph : « S'assurer à la Centenaire, c'est une quasi-certitude d'en devenir un soi-même ! » Les scénarios ne peuvent pas plus dissimuler leurs sources verniennes. Le roman Claudius Bombarnac évoque une société secrète, le « Lotus bleu », et fournit son titre à l'album hergéen. Le gag de l'épeire diadème se baladant sur la lentille du télescope (L'étoile mystérieuse) vient tout droit d’Hec­tor Servadac : « qui introduisait des insectes vivants entre l'oculaire et l'objectif ? » Philippulus, le prophète fou du même album, n'est-il pas le jumeau de l'un des illustra­teurs de Verne, Philippoteaux ? Même l'an­tisémitisme est commun à Hector Servadac et à L'étoile mystérieuse : on lit dans le roman la virulente caricature d'un mar­chand ambulant juif (« les yeux vifs mais faux [...], les mains longues et crochues »), tandis que le méchant Blumenstein — rem­placé en 1954 par Bohlwinkel — complote dans la BD. Les trois parchemins illisibles (s'ils ne sont pas superposés) du Secret de la Licorne intriguent déjà dans Les enfants du capitaine Grant. Quant à « l'étoile du sud », le plus gros diamant du monde, éponyme du livre, on le récupère dans le gésier d'une autruche, tandis que Tintin déniche le bijou de la Castafiore dans le nid d'une pie voleuse. Enfin ceci, compromettant, révéla­teur : « Dans la première version en album couleur (Les cigares du pharaon), l'itinéraire de Tintin [...] ressemblait beaucoup à celui des héros du Tour du monde en 80 jours [...]. Curieusement, Hergé remplacera par la suite cette carte très explicite [...] par une autre sans aucun rapport avec le trajet réel du héros. » On a envie de dire à Hergé, sur­pris la main dans le pot de confiture : « Caramba ! Encore raté ! »

Pol Charles

1. Jan Baetens, Hergé écrivain, Labor, 1983. On regrette, dans la bibliographie, l'absence des ou­vrages essentiels de Benoît Peeters, Les bijoux ravis, de Frédéric Sournois, Dossier Tintin, et de Pol Vandromme, Le monde de Tintin.