pdl

Critiques de livres


Tintin, grand voyageur du siècle (l'album Geo)
ouvrage collectif
Editions Moulinsart
2001
176 p.

Le monde selon Tintin

Deux nouveaux volumes viennent en­richir la superbe série des ouvrages que les Editions Moulinsart consa­crent à Tintin. Le hasard — ou peut-être une astucieuse idée éditoriale — fait qu'ils se répondent l'un l'autre, comme deux serre-livres sur un rayonnage de bibliothèque, entre lesquels figureraient, bien entendu, les deux douzaines d'albums consacrés par Hergé au petit journaliste à la houppe. Le premier est dû à la plume de Michael Farr, correspondant de l'agence Reuters, re­porter pour le Daily Telegraph et auteur de récits de voyage consacrés, entre autres, à notre héros. Le sous-titre de l'ouvrage en dit bien l'objet : « L'histoire de la création des aventures de Tintin ». Celles-ci sont explo­rées méthodiquement, dans un strict respect de la chronologie, depuis les premières planches en noir et blanc de Tintin au Congo jusqu'à celles, inachevées, de Tintin et l'Alph'art. On y trouve l'éclatante confirma­tion de ce que l'on devinait : à savoir que leur phénoménal succès, leur pouvoir de fas­cination jamais démenti à travers les époques et les cultures, s'expliquent non seulement par l'imagination féconde, l'esprit visionnaire et le talent graphique inné d'Hergé, mais aussi parce qu'elles sont le fruit d'un travail énorme de documentation. Inlassablement, lorsqu'il prépare ses aven­tures, Hergé accumule cartes postales, gra­vures de mode, photos de presse, dessins techniques et documents de toute sorte. Ils lui serviront à la fois de garde-fous et de sti­mulants dans l'élaboration de ses planches. Hergé pousse si loin le perfectionnisme que, plus tard, quand il créera ses studios, il s'en­tourera de collaborateurs expressément char­gés de vérifier l'exactitude des détails (notamment un spécialiste de l'aéronautique pour réaliser les dessins d'avions...). En ce domaine comme en bien d'autres, Hergé fait œuvre de pionnier, rompant avec un genre jusque là dominé, exception faite s  de certains auteurs américains, par la fantaisie et l'arbitraire, et le tirant vers une resti­tution minutieuse de la réalité quotidienne. Michael Farr recense un nombre impressionnant de ces sources. Il les confronte aux dessins du maître, commente le jeu com­plexe de la fidélité et de la transposition. Seul  (petit)  reproche que l'on pourrait adresser à ce travail d'érudition : comme tous les spécialistes habités par leur sujet, son auteur se laisse parfois aller à des rapprochements un peu tirés par les cheveux.  Ainsi lorsqu'il met en vis-à-vis une case noire d'Hergé avec un tableau de Maletvitch, suggérant que le premier pourrait s'être inspiré du second, on ne peut que sourire gentiment devant cet excès de zèle exégétique : faut-il vraiment un robinet pour ce qui coule de source ?

Ainsi que le rappelle Michael Farr, si Hergé a, pendant des dizaines d'années, envoyé son héros bourlinguer aux quatre coins du monde, lui-même n'a sillonné la planète que sur le tard, son œuvre déjà presque achevée. Comme si, se lançant à son tour sur les traces de son propre personnage, il n'avait pas voulu s'en aller sans vérifier de ses propres yeux cette réalité qu'il avait contribué à faire découvrir à tant de lec­teurs petits et grands. C'est ce qu'ont fait également les auteurs de Tintin, grand voya­geur du siècle. Ce livre est en quelque sorte le pendant du précédent : le premier explo­rait les sources en amont de l'œuvre ; le se­cond est une sorte de voyage au long cours, un pèlerinage critique effectué dans le sillage des livres d'Hergé. Aux planches de ce dernier sont confrontés textes et photographies dus à des collabora­teurs du célèbre magazine Geo. Propos du livre : vérifier ce que sont devenus, à quel­ques dizaines d'années de distance, les lieux visités par Tintin. On y trouvera donc, dans un fourre-tout sympathique, des reportages sur les conditions de vie difficiles de la po­pulation péruvienne, Shanghai confrontée à l'explosion des nouvelles technologies, une balade dans les Highlands en compagnie de Michael Farr, déjà cité. Mentionnons, pour l'anecdote, la visite faite à de jeunes bédéistes congolais : contre toute attente, ceux-ci, loin de reprocher à Hergé l'esprit colonialiste qui imprégnait son premier album, s'attachent au contraire à prendre sa défense, avec un humour qui est aussi une belle leçon de tolérance... Etonnante destinée, au fond, que celle du petit reporter à la houppe : il a si bien su, par le talent de son auteur, faire vivre les lieux où il est passé, qu'il a donné envie à d'autres journalistes (réels ceux-là) de retourner voir ce qui en était resté, ce qui avait changé. Les rapprochements sont sou­vent saisissants : il arrive d'ailleurs que l'on ne sache plus ce qui, de la réalité et de la fiction, a précédé l'autre ; mais ce n'est sans doute pas bien grave. Puissance de l'imagi­naire : un doux vertige nous prend lorsque nous regardons une vignette — quelques traits, quelques taches de couleur sur un petit rectangle de papier — et que nous la confrontons à l'énormité des moyens qu'il a fallu déployer pour aboutir à l'ouvrage que nous tenons entre les mains. Car c'est toute la « machine » Geo qui est mise ici au ser­vice de la bande dessinée, avec l'efficacité que l'on devine. Images somptueuses, textes soignés, malgré — mais c'est la loi et la li­mite du genre —, l'inévitable côté « explo­ration du monde ».

On aimerait avoir à ne dire que du bien de ce livre, comme d'ailleurs du précédent, tant le contenu est passionnant et la mise en page superbe. On lui adressera toutefois un blâme pour le dernier chapitre, véritable entreprise d'autopromotion des Editions Moulinsart, panégyrique à la gloire de la Fondation Hergé, et de sa directrice Fanny Rodwell, veuve de l'auteur. Etait-il vrai­ment nécessaire de rappeler en long et en large qu'ils « s'emploient à transmettre et à défendre ce merveilleux héritage » (et, ajou­tons-le, la colossale source de revenus qu'elle représente) ? On aurait préféré que les ouvrages qu'ils publient en assurent seuls la démonstration : ce qu'au demeurant ils font parfaitement.

Daniel Arnaut

Michael FARR, Tintin, le rêve et la réalité , Editions Moulinsart, 2001, 205 p.