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Critiques de livres


Jean-Marie PIEMME
Toréadors
Lansman
coll. Nocturnes Théâtre
1999
48 p.

Dialectique de la corrida

Ce que l'on aime, dans la corrida (en­fin, ceux qui aiment ça), c'est que le monde y est facilement compréhen­sible, « lisible ». Le taureau, le toréador, le pu­blic, l'arène, le combat : chaque élément trouve sa place, immuable, dans un rituel hyper-codifié. C'est comme le tennis, la messe de Noël, les tournois de sumo, les débats poli­tiques à la télévision et autres divertissements par lesquels nos contemporains tentent, avec plus ou moins de bonheur, de conjurer l'an­goisse d'un univers autrement plus em­brouillé, autrement plus inquiétant — celui dans lequel ils évoluent chaque jour. Imaginons maintenant une corrida d'un genre un peu particulier, où les repères habituels viendraient tout à coup à faire défaut. C'est à une expérience de ce type que Jean-Marie Piemme nous convie dans Toréadors. Ici, pas de public (hormis celui qui est dans la salle) : on joue à huis clos ou, pour employer le voca­bulaire sportif, à guichets fermés. Pas davan­tage d'arène, de soleil implacable, de sable crissant sous les talons ou les sabots, mais l'es­pace fermé, que l'on imagine saturé de va­peurs tièdes et d'odeurs douceâtres, d'un salon-lavoir. Dans ce décor très prosaïque, deux personnages se font face, comme dans la corrida, mais avec une inconnue de taille : qui est le toréador ? qui est le taureau ? Au début, pourtant, les choses paraissent simples.

A notre droite, Momo, l'immigré nord-africain qui a réussi son intégration et est l'heureux gérant d'une « wasserette ». A notre gauche (à moins que ce ne soit l'inverse), Fer­dinand, descendant de Russes blancs qui ont fui la Révolution d'Octobre, ci-devant cadre, pour l'heure sans revenu ni domicile fixe. Un soir, peu avant la fermeture, le second déboule sans crier gare dans la quiétude du premier. Il veut faire laver ses habits sales ; pris à re­brousse-poil, Momo rechigne. La discussion s'engage entre eux et par sympathie, agace­ment ou pour toute autre raison, Momo finit par s'exécuter, non sans oublier de réclamer le paiement dû. Fin du premier acte. Un peu plus tard, revoici Ferdinand. 11 vient rembourser Momo avec de l'argent volé. Momo lui fait la morale, mais prend l'argent («J'ai des convictions. Mais une trop rigoureuse défense de ça convictions ne rentre pas dans mes possibilités financières. Autre­ment dit, vos cinq cents francs, j'en ai besoin pour vivre. »). Puis il lui propose de l'aider en échange d'un peu de nourriture. Refus offensé de Ferdinand, qui néanmoins, après réflexion, accepte la proposition : pour lui aussi, nécessité fait loi. Voilà donc Ferdinand au service de Momo. Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des salons-lavoirs, lorsque tombe une fâcheuse nouvelle. La firme de nettoyage invite ses employés à consentir une réduction salariale pour garder leur emploi. Momo tombe de haut. Et pourtant les ennuis ne font que commencer. Ultime vacherie, si l'on peut dire : alors qu'il fête Noël en com­pagnie de son nouvel ami, il apprend avec stupéfaction qu'il est licencié et que Ferdi­nand reprend la gérance du salon-lavoir, moyennant une baisse de salaire de 20 %. Ferdinand l'avait pourtant prévenu au début : « Un type honnête dans un monde qui ne l'est pas est un con. » Et c'est encore lui qui aura le mot de la fin : « Dans le monde de la survie, ton frère est aussi ton ennemi. » La boucle est bouclée. Le taureau a dépouillé le toréador de son habit de lumière, et le to­réador est entré bien malgré lui dans la peau du taureau.

Mais pour combien de temps ? La roue de l'histoire a tourné une fois, elle pourrait bien tourner de nouveau. Rien n'est assuré dans un monde sans vergogne, où il s'agit, à tous les sens du mot, de prendre la place de l'autre. Chacun peut devenir, succes­sivement ou simultanément, toréador ou tau­reau, bourreau ou victime, exploiteur ou ex­ploité : telle pourrait être, s'il ne devait y en avoir qu'une, la moralité de ce bref apologue. Avec Toréadors, Piemme a réussi, en utilisant un minimum de moyens (deux personnages, un décor unique, une situation de départ ba­nale, une métaphore transparente mais ô combien efficace, celle du linge sale qu'on lave, seul ou en famille), une de ses pièces les plus fortes et les plus denses. Il y jette un re­gard lucide sur l'infinie complexité des rap­ports humains dans un monde déboussolé. Pourtant la pièce ne se réduit pas à ce constat amer. Car les dialogues ne se départissent ja­mais d'une ironie grinçante et paradoxale : c'est que nos deux compères sont amateurs de discussion et de surcroît fins dialecticiens — si fins qu'on se dit parfois qu'ils ont été, sans le savoir, à l'école des « instituteurs im­moraux »(1). Et dans leurs joutes oratoires, tout y passe de ce qu'il est convenu d'appeler les « affaires » : les pots-de-vin, la pédophilie, les avoirs juifs en Suisse, le dopage (ainsi cette tirade hilarante où Ferdinand imagine le Pape interdit de messe pour consomma­tion excessive d'anabolisants...). Le lecteur, en tout cas, en redemande. Peut-être que s'il y avait plus de pièces comme celle-ci, des « affaires », il y en aurait un peu moins ? On peut toujours rêver.

Daniel Arnaut

1. Titre d'une pièce précédente de Piemme, ins­pirée entre autres des écrits de Sade (Les Edi­tions Nocturnes, 1989).