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Critiques de livres


Jacques IZOARD
Traquenards, corps perdus
Le Taillis Pré
collection L'autre scène
1996
18 p.

Voyous, voyelles, corps et cris

D’emblée, c'est lui. Dès le titre. Traquenards, corps perdus. C'est son pas, sa voix unique, reconnaissable entre mille, et le nom vient tout seul sur les lèvres : Izoard. Ajoutez à cela deux vers attrapés en passant,

Phalange à pals et à cris.

Phalange à glands et à bogues

pas de doute,  c'est bien lui, le critère est im­parable. D'ailleurs, lisant Izoard, on se dit aussi tout de suite que c'est ça, la poésie, qu'il n'y a pas pour elle de meilleure image, de plus juste définition, de plus clair et obscur visage en même temps. Passé le premier vers comme une porte ou une clôture, on est dans son champ. Dans son chant.


Jacques IZOARD
Entre l'air et l'air
Mont Analogue éditeur
collection Etat des Lieux
Aiglemont
1997
42 p.

Perdu peut-être un peu, au début, décontenancé comme il se doit quand le soleil est vert, la nuit rouge, mais vite la main ou l'œil, l'oreille, le cœur tout autant, est prise et tenue dans une main ferme et chaude qui conduit le bal sous nos yeux, le doigt non dans un an­neau d'or, mais dans une palette de couleurs qui sonnent et chantent

Soleils creux d'ivoire

sous langue et papille

avec rondeur et clameur.

Dès le réveil des cils

tu obstrues et le jour

et la nuit toujours nue.

Avouez qu'il y a là de quoi rester inter­dit, incapable du premier mot de quel commentaire, de quelle glose : la qua­lité du silence est telle au bout du poème que l'air nous comble encore bien après que la chanson se soit éteinte. Rien que des mots simples pourtant, des mots de tous les jours, mais tels qu'on ne les rencontre jamais en­semble. Tout l'art d'Izoard est justement de savoir acoquiner ceux-là qu'on croyait à ja­mais ennemis et de leur ménager un bout de pré carré. C'est au départ toujours, j'ima­gine, un bas de page, une marge, un dos d'enveloppe, un ticket de métro pour qu'ils fassent connaissance et voyagent de concert. De concert, voilà le mot. Ni fanfare, ni symphonie, bien entendu, plutôt cette ma­nière qu'ont les voyous, les voyelles, de mar­cher l'amble avec un petit écart de temps à autre pour relancer le pas sur un chemin de sel pur, ce qui donne au silence dans le poème la place de la musique, à la musique celle du silence.

Les mots les plus simples, oui, mais comme surpris au saut du lit, au sortir du bain, dans le plus simple appareil. Sensuels en diable, sexe de souffre et de laine, corps et cris. Rien de tel pour transformer l'attendu en fable et dérouter nos plates géographies quotidiennes. Que le saugrenu de l'exis­tence enfin, l'irréalité du réel nous sautent à la gorge et nous sauvent un moment de la laideur et de la sourde bêtise du temps. Car Nous n'avons rien à raconter si ce n'est la légende sous la peau des voleurs, les cavalcades, les errements de tous les dépossédés dont la salive enrobe l'air, l'air, l'air.

Lire Izoard, c'est respirer autrement, à une autre altitude. Entre l'air et l'air, dit-il. Dans cet écart où, magicienne, la poésie cir­cule, qui charrie pêle-mêle les bribes de souvenirs, de paysages, de conversations, et les joies, les angoisses, les rêves blancs ou noirs. C'est là que le poète, avec la rigueur d'un musicien et la science d'un sourcier, se livre à corps perdu, déjouant les traque­nards de l'écriture ; là qu'il empoigne les vraies questions, cherchant le sens de cette vie qui nous échappe et comment résis­ter à la solitude et à cette démence que tu emportes en toi où que tu ailles.

On le voit, la folie aérienne qui règle la poésie d'Izoard, sous des dehors légers, est grave. Et proche, ô combien, de celle de Schéhadé, le Libanais. Ne cher­chez pas si le cèdre peut croître au bord de Meuse, lisez Jacques Izoard, vous entendrez craquer en vous le cœur de l'arbre et mille oiseaux s'envoler des branches.

Guy Goffette