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Critiques de livres


Jacques VANDENSCHRICK
Traversant les assombries
Cheyne éditeur
2004
53 p.

Poésie et évocation

Qu'est-ce qui pousse les poètes à écrire de la poésie ? Jacques Vandenschrick n'est pas un jeune loup des lettres qui se fait les dents en polissant quelques vers : il est né en 1943, nous dit le rabat de Traver­sant les assombries. Et il s'agit du hui­tième recueil qu'il publie en dix-huit ans chez le même éditeur français (Cheyne éditeur). Pareille obstination, dans un genre qui compte si peu de lec­teurs, ne peut avoir qu'une explication : la fameuse nécessité intérieure, gratuite, inutile et superbe, ne serait donc pas un mythe. La lecture du recueil ne contre­dit en tout cas pas cette hypothèse. Rien dans ces pages qui n'obéisse à une autre nécessité, celle de la musique des phrases. Il suffit de lire à voix haute n'importe quel poème de ce petit livre pour s'en convaincre. Chaque mot est à sa place, aucun vers ne dénote par rapport au texte qui le contient, aucun poème ne dépare l'ensemble du recueil. Il s'agit de quarante courts poèmes en vers libres, mais leur mélodie y est aussi sensible que s'il s'agissait de vers rimes.

La nécessité est donc sans doute ici formelle. En tout cas, elle n'est pas à chercher dans un quelconque message explicite : le texte ne s'écarte de sa poéticité exemplaire ni par le biais d'un témoignage au­tobiographique, ni en délivrant une leçon politique ou morale. Il n'est d'ailleurs pas aisé de décrire le contenu de Traversant les assom­bries. Le recueil, qui ne renferme aucune allusion au monde mo­derne, nous entraîne dans un passé lointain, mais peu défini, l'apparition du Nil nous faisant songer à l'Antiquité égyptienne, comme dans le magnifique Journal du scribe (1990) de Liliane Wouters, ou à la bible. Le ton des poèmes participe du reste à ce contexte archaïque : il est volontiers faussement mythique, c'est-à-dire qu'il a l'air de faire appel à un intertexte connu, de faire référence à des personnages cé­lèbres, alors qu'aucun d'eux n'est nommé et que le lecteur en est réduit à quelques conjectures. Toutes les phrases sont claires, mais le silence qui les sé­pare apporte avec lui une part de mys­tère : le lien entre les vers n'est pas lo­gique. La succession des poèmes laisse, elle aussi, respirer l'imaginaire du lecteur. Parfois, il semble que les poèmes se prolongent, se répondent, parlent des mêmes acteurs, mais rien n'est jamais sûr. Certains textes contiennent par ailleurs une amorce de narration, qui se délite après quelques vers. Par exemple : « II est venu, serf mais vainqueur, / Bouclé de flammes, en la jeune nuit noire. / Pas de lampe à la rive où tout Nil s'est tari. / Éparse sur les pierres, la grenaille des astres... [...] ». La plupart du temps, les poèmes, où se multiplient les questions oratoires, les impératifs, les pronoms à la première personne du pluriel ou à la seconde du singulier, s'apparentent plutôt à des discours dont le destinateur et le destinataire nous sont inconnus : « Où est le peuple qui se détourne, / Ces absentés, barques trop lourdes, / Ne venant plus au rendez-vous / De ceux dont le lac est le maître / Avec ses eaux de verre ? / Peuplade qui fuit l'affreuse odeur du fer / Ouverte en toute blessure... / Ils n'appellent plus sur le ciel / Qu'un souvenir d'astre tracé, / Sanglant et bleu comme une coupure de zinc / Sur mon hiver immérité ». Dans un cas comme dans l'autre, paradoxa­lement, le plaisir que procure cette poésie sans concession est peut-être à chercher du côté du récit : comme s'il s'agissait de réminis­cences de contes entendus lors d'une enfance oubliée, ou à l'in­verse, d'histoires en puissance, d'autant plus troublantes qu'elles ne sont qu'à peine évoquées.

Laurent Demoulin