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Critiques de livres


Patrick ROEGIERS
Tripp
Seuil
coll. Fictions et Cie
2002
87 p.

Le miroir qui revient

On se souvient de Beau Regard, le premier roman de Roegiers. Un quidam se retrouvait par hasard convié à la table de Ross, un excentrique se nourrissant exclusivement de homards en­touré d'une cour astreinte, plusieurs fois par semaine, au même repas rituel. Tout le roman se déroulait du point de vue subjec­tif du narrateur, Ange, un type dont on ne saura jamais rien. Dix ans plus tard, Roe­giers a eu l'envie de donner une suite à son roman. On retrouve donc Ange à la dérive, sous une pluie battante, après avoir quitté la villa de Ross. Il échoue chez les Tripp, un couple dont il a fait la connaissance quel­ques heures plus tôt chez Ross. Les Tripp lui offrent l'hospitalité pour la nuit durant laquelle va se dérouler l'histoire. Beau Regard et Tripp se situent tous les deux dans une temporalité distendue, mais d'un roman à l'autre, le processus interprétatif du réel s'inverse. A l'origine de Beau Regard il y a une situation certes incongrue mais réaliste qui est transcendée par une appréhension dé­lirante. C'est l'obsession minutieuse et patho­logique du regard d'Ange qui rend la situa­tion extraordinaire. Ange se souvient : A force de guetter, de traquer la moindre faille, je m'étais laissé emporter par le faisceau de mon regard. Et j'étais allé au-delà de ce qu'il est li­cite de voir et de ce qu'il est décent de concevoir. Dans Tripp, la situation de base est d'emblée perturbée. Ange arrive chez ses hôtes dans un état second, entre le rêve éveillé et l'hallucina­tion. Selon l'expression du narrateur, le récit est un somniloque : un rêve qui n'avait eu lieu que pour moi. Dans le sommeil ou l'insomnie, (...) vécu de l'intérieur. Le regard n'étant litté­ralement plus fiable, ce sont le bruit et l'odeur qui vont titiller le narrateur.

Fort distincts de physique et de caractère, Tripp et Ross étaient aussi complémentaires que contraires. Le premier est déterminé par le homard ; le second par le porc. Ils ont tous deux une particularité physique qui les appa­rente à leur animal emblématique : Ross a un pouce en trop qui évoque la pince du ho­mard et Tripp n'a que quatre doigts, comme tout porcin qui se respecte. Le registre du porc fournit à Roegiers la matière à de mul­tiples développements métaphoriques liés au sexe (dans sa conception bestiale) ; à l'en­gloutissement sans discernement, au propre — si l'on peut dire — comme au figuré : la grosse bouffe ou la lecture ; à l'innommable, qu'il soit trivial (déclinaison de toutes les sé­crétions et des alchimies nauséabondes) ou symbolique (les pulsions inavouables, hon­teuses ou obscènes). Comme le suggère le ta­bleau de Magritte en couverture, Roegiers tente de répondre au dilemme de Musil : Rendre l'homme capable de grandes choses, bien qu'il soit un porc, tel est le problème. Une fois de plus, Roegiers mobilise tout son art. Il passe avec virtuosité d'une étymologie savante au calembour assumé : on ne sait plus si c'est homard ou du cochon. Il enchaîne les digressions scientifiques (sur le poids du cerveau ou sa vitesse de réaction) aux délires morpho-psychologiques dignes de Zsondi. Il navigue entre l'érudition pointue ou fantai­siste et le catalogage scatologique le plus cru. A côté de l'humour jubilatoire qui, quoiqu'on en dise, est un trait déterminant du style de Roegiers, il y a, ici, une dimen­sion parodique évidente qui ne tient pas seulement dans la mise en abyme de la ma­tière narrative de Beau Regard, qui se re­trouve intégrée, infléchie et contredite dans Tripp. On peut comparer ce procédé à la manière dont Robbe-Grillet a intégré Les Gommes dans son dernier roman.

En fin de parcours, Roegiers déballe, avec une verve et une précision pleines d'ironie, le catalogue de ses techniques narratives. Il réduit ensuite son roman aux dimensions d'un pet dans l'univers. Ce morceau de bra­voure constitue accessoirement une intro­duction très pédagogique pour ceux qui au­raient du mal à percevoir les architectures complexes des romans précédents. Pour conclure, il fait mourir Tripp dans un concours de circonstances incroyable. L'épi­sode rappelle évidemment L'oculiste noyé, son dernier ouvrage, dans lequel il rendait hommage aux ténors de la littérature européenne en mettant en scène la mort du héros principal de l'œuvre honorée. Dans cette perspective, en devenant le personnage roegiérien par excellence, Tripp, du même coup, fait entrer son auteur au panthéon. C'est immodeste mais c'est fondé.

Thierry Leroy