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Critiques de livres


Jacques STERNBERG
300 contes pour solde de tous comptes
Manitoba / Les Belles Lettres
coll. Le Grand Cabinet Noir
2002
318 p.

Certaines étoiles rient jaune

En ces temps où le roman réaffirme son hégémonie sur toutes les autres formes de récit, il est curieux de se trouver plongé dans un livre de contes. En ces temps où le livre de 120 pages, utilisable et jetable à souhait, s'impose peu à peu comme la norme, il est de bon ton de sou­rire en constatant l'épaisseur du nouveau recueil de Jacques Sternberg. Que le lecteur n'en fasse rien ! Au contraire, qu'il le garde en réserve, son sourire, il en aura besoin tout au long de ce livre, pour ne pas sombrer dans la désillusion. Ses appréhensions de consommateur s'évanouiront, dès les premières pages, lorsqu'il constatera qu'à chacune d'elles correspond un et un seul conte, et que ce dernier parfois ne fait pas plus de deux lignes. Qu'il ne coure pas, qu'il attende encore, car c'est lentement qu'il lui conviendra de savourer ces récits dans lesquels le trait d'esprit éclipse les per­sonnages, et la formule lapidaire les longues descriptions. Il pourra d'ailleurs piocher dans ces quelque trois cents pages, et laisser retentir dans l'éternité du silence quelque phrase assassine, puisque ces contes parfois sont si brefs qu'ils se font aphorismes : là où même le sujet s'éteint pour laisser libre cours à l'exclamation.

Ce n'est certainement pas un coup d'essai pour ce maître de l'histoire brève qu'est Jacques Sternberg : les inédits de 300 contes pour solde de tout compte, enrichissent un capital de pas moins de 1 500 récits brefs publiés. Classés suivant l'ordre alphabétique des titres, ils s'enchaînent cependant rapi­dement, et si l'un parfois est plus réussi que l'autre, aucun ne cède sur cette exception­nelle concision qui génère la pureté des perles. S'y mélangent des thèmes aussi divers que les guerres, la persécution des juifs, l'absurdité de la civilisation, la folie auto­destructrice de l'humain dans sa course à la technique, l'interrogation sur l'infini du néant qu'est la mort, la pollution de la pla­nète, sans oublier le sexe féminin — l'au­teur, dans ce dernier domaine, ne parvient pas toujours à tenir le juste équilibre entre la crudité et l'érotisme, d'où la désagréable sensation de mauvais goût qui en émane. Le tout y est envisagé sous l'angle d'une pensée tranchante où le désabusé, loin d'être néga­tif, remplit un rôle productif par rapport à la pensée, si bien que ce recueil ressemble—peut-être malgré lui — à une fabrique de sagesse qui, au désenchantement que procure inévitablement la contemplation du monde humain, répond par un gigantesque rire jaune.

Sagesse qu'une angoisse domine, celle de la mort. Qu'on me permette la preuve par l'absurde. A un nazi qui lui demande pour­quoi il ne porte pas l'étoile jaune, un juif répond que son nom est Sternberg, en alle­mand « montagne d'étoile », et qu'il ne voit pas l'utilité d'ajouter une étoile encore à cet amas ; l'autre, plaqué au sol par ce raison­nement, le laisse s'en aller. Une manière pour l'auteur de défier la mort qui l'attend au tournant ? Or, si l'un des moyens les plus efficaces de combattre l'angoisse, c'est le rire, rira bien qui rira le dernier... Dans tous les autres contes, la mort est envisagée par Sternberg comme la dernière mauvaise —ou bonne, ça dépend du point de vue — farce de la vie. Ainsi ses personnages se re­trouvent-ils, en fin de course, écartelés entre l'inutilité de la quête qui les a menés à la baguette durant toute leur vie, et l'angoisse effrayante de l'éternité qui les attend lors­que tout bascule, en quelques secondes. De cette manière, vraiment, on en arrive au solde de tout compte : la mort réduisant à néant tous les efforts vains de nos misé­rables vies, comme celui d'ajouter un livre aux autres livres, fût-ce un livre où la mort a le rire jaune des conteurs.

Pascal Leclercq