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Critiques de livres


Eva KAVIAN
Trois siècles d'amour
Le Castor Astral
coll. Escales du Nord
2003
144 p.

Une femme en vacance

Etrange expérience que la lecture de ce troisième (très beau) roman d'Eva Kavian. Etrange au point qu'il est difficile d'en parler sans avoir l'impression de saccager quelque chose. Quelque chose qui n'est pas de l'ordre d'un secret, d'une fin qu'il faudrait ne pas révéler, mais plutôt de l'ordre de la forme même du livre et qui impose, sinon le silence, du moins beaucoup de précautions pour ne pas être anéanti. En y mettant des mots qui ne s'y trouvent pas, ou plus précisément, en rem­plaçant les mots que la narratrice a posés sur les rectangles blancs du livre par ceux que nous, lecteurs, aurions tendance à employer (les mots appropriés). Car ce roman, qui a pour cadre les vacances d'une famille au bord de l'eau, dans un endroit qu'on peut, par cer­tains indices (la forme du pain, la serpillière...) situer en France (mais qui n'a d'autres termes pour le désigner que l'adverbe « ici »), est écrit par une femme qui ne trouve pas tous les si­gnifiants ad hoc à coller aux signifiés et qui, pour pallier ce défaut de fabrication, utilise, entre autres, des périphrases. Un exemple : pour signifier que ses enfants (qu'elle appelle « les enfants du monde ») passent leur journée dans la mer ou dans la piscine, la narratrice dit qu'ils passent leur journée dans le « rectangle bleu avec de l'eau dedans ». De ces rectangles, il y en a plusieurs, de plusieurs couleurs, de plusieurs matières au point qu'on a parfois l'impression d'être dans un tableau abstrait, géométrique, dans L'amour de Marguerite Duras (où des fous traçaient des triangles sur la plage) ou encore dans certains romans de Jean-Philippe Toussaint.

Sur l'un de ces rectangles, la famille en va­cances a bâti sa maison. Une maison pour le temps du séjour et pour dormir dedans. Le mot « maison » n'est donc pas à prendre au pied de la lettre, c'est un mot générique pour un autre mot. Pourquoi la narratrice n'a-t-elle pas accès à tous les signifiants, pourquoi ne peut-elle tout nommer, pourquoi, en plus, son récit ne tourne-t-il qu'autour de quelques histoires (de quelques motifs) qu'elle mêle jusqu'à la maniaquerie (sans jamais les emmê­ler) — notamment celle du ramassage de pa­piers pour construire un arbre et celle de la boulangère tombée malade parce qu'elle n'est plus désirée par son mari, le boulanger, qui cuit la nuit le pain qu'elle vend le jour ? Parce qu'elle souffre d'une souffrance infinie qu'elle tait et qui, dès lors, atteint son propre psy­chisme. Une souffrance qui la fait vivre sépa­rée des autres, en retrait d'elle-même, du cours des choses, qui l'empêche d'écrire (car elle est écrivaine, la narratrice) et qui semblera s'estomper quand elle tombera amoureuse du voisin du rectangle d'à côté. Cet amour, elle le vivra essentiellement la nuit, en secret, et il lui redonnera le désir et le goût d'écrire. Ecrire quoi : une histoire qui s'annonce comme ressemblant à celle qu'on vient de lire et qui montre le monde tel que le per­çoit une femme souffrante qui n'est plus, provisoirement, maîtresse de tous ses moyens langagiers.

Construit de manière rigoureuse en quatre-vingt-un courts chapitres, ce livre donne, pen­dant sa lecture, une impression de perte à soi-même et confirme le talent d'Eva Kavian, une auteure qui, comme Isabelle Rossignol en France, fait de chacun de ses livres une tenta­tive formelle (le plus souvent réussie) pour dire les souffrances, les défaillances du psy­chisme que connaissent, à un moment ou à un autre de leur vie, les femmes d'aujourd'hui.

Michel Zumkir