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Critiques de livres


Jacques DE DECKER
Tu n'as rien vu à Waterloo
Bruxelles
Le Grand Miroir
coll. La Littéraire
2003
200 p.

Les gens normaux sont tous exceptionnels

« On dit des choses importantes que per­sonne n'entend / et voilà qu'une phrase improvisée creuse un sillon. / Que de sillons creusés! » (Françoise Giroud, Leçons particulières)

Tu n'as rien vu à Waterloo, le premier recueil de nouvelles de Jacques De Decker, fait d'emblée songer à l'an­thologie Je pensais que mon père était Dieu de Paul Auster et pourtant ces deux livres sont conçus aux antipodes. Là où Auster compile des anecdotes incroyables mais au­thentiques qui sont autant d'indices de la présence du surnaturel au quotidien, De Decker choisit de rendre singulières quel­ques existences anodines qui sont de pure fiction. Chacune des onze nouvelles qui composent l'ouvrage est articulée autour d'un événement (une épaule luxée, une vi­site annulée, un rendez-vous manqué, un embouteillage, le détail d'une affiche publi­citaire...) qui va non pas infléchir le destin du protagoniste principal mais simplement révéler une clé de sa vie, ébranler une conviction, rappeler un paysage ou une émotion oubliée ou, dans le cas des deux nouvelles plus longues, lui fournir l'occa­sion de faire le point sur sa vie. Ces petits détonateurs fonctionnent comme des « ma­deleines de Proust » biaisées dans la mesure où elles emmènent le personnage et/ou le lecteur sur une fausse piste qui permet la chute, toujours imprévisible de la nouvelle. Ce qui frappe aussi à la lecture, c'est la co­hérence de l'ensemble, d'autant plus inat­tendue que la rédaction des nouvelles, pa­rues ici ou là auparavant, s'étale sur plus de quinze ans. L'unité du recueil vient sans doute du point de vue constant à partir du­quel l'histoire est racontée. Si l'on excepte deux monologues intérieurs et une lettre, toutes les nouvelles sont écrites à la troi­sième personne du singulier par un narra­teur qui s'efforce de calquer le cheminement de la pensée du personnage, d'épouser la lenteur ou les fulgurances de son esprit, de rendre compte de son aptitude à digérer les effets du détonateur, de sa désinvolture, de son humour ou de son amertume. C'est donc précisément, et aussi un peu paradoxa­lement, la constance du point de vue qui gé­nère la variété stylistique des différents ré­cits. Et la palette est large ! La construction méthodique et neutre de Troubles circula­toires évoque Raymond Carver et le cinglé qui cherche à rouler jusqu'au total épuise­ment de son réservoir aurait bien pu être imaginé par Patrick Roegiers. La solennité travaillée de Lettre à Luce pourrait fournir un post scriptum inédit à Archipel de  Michel Rio. Dioptrie semble être une mise en scène d'un aphorisme à la Nougé (pour y voir clair, ôtez vos lunettes !). Les promeneurs parallèles offrent une version express (et heu­reuse !), du précepte du Colin de L'Ecume des Jours de Boris Vian : on ne décide pas de tomber amoureux, on tombe amoureux. Tu n 'as rien vu à Waterloo brosse, en finesse et sans avoir l'air d'y toucher, une galerie de portraits attachants qui nous incite à ne pas céder, comme le fait souvent l'entourage des antihéros de ces histoires, aux clichés et aux idées toutes faites : le jeune Turc qui vend des fleurs aux amoureux se révèle bien plus disposé à la mélancolie poétique qu'à la drague intempestive ; on peut être bien plus authentiquement à gauche dans un hospice que dans un meeting politique ; la petite vieille qui ronchonne est toujours sensible au charme des carrures robustes et le vieil anarchiste est sans doute bien plus attaché qu'on ne pourrait le croire aux bienfaits de l'instruction publique. Le titre du livre évoque bien sûr Duras mais aussi la mythologie napoléonienne que l'on peut traiter de manière romantique et convenue comme Antoine de Caunes dans son film Monsieur N., ou avec finesse et originalité comme Simon Leys dans La mort de Napo­léon (qui vient d'être réédité en Espace Nord). Les nouvelles de Jacques De Decker sont de cette deuxième manière. Elles sont bien vues.

Thierry Leroy