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Critiques de livres


Sandrine WILLEMS
Una voce poco fa
roman
coll. Littératures
Editions Autrement
2000
84 p.

Une voix hors du temps

Una  Voce poco fa s'offre à vous  comme « un chant de Maria Mali bran ».

Fermez les yeux. Laissez-vous toucher par cette voix. Pas seulement par ce qu'elle dit. Par le grain de la voix, aussi. Au-delà des mots, de leur sens, des idées qui atteignent votre cerveau, laissez-vous envahir par l'émo­tion qui sourd de ce fragile et dérisoire par­tage de souffle. C'est cela, l'opéra. Des voix hors du temps, hors du commun, qui vous mènent dans les tréfonds de l'émotion pure. A la source. Là où le partage des sensations ne requiert plus aucun sens. Juste le bonheur à l'unisson d'une voix qui se donne. Maria Malibran, cantatrice d'exception, une voix fabuleuse, une légende, est morte, à vingt-huit ans, au début du XIXe siècle. Maria Malibran chante encore. Ce ne sont plus les grands airs de Bellini, Rossini, Donizetti. Par la grâce de l'écriture de San­drine Willems, elle s'adresse à l'enfant qui n'est jamais né, elle lui murmure ses confi­dences sur une petite musique douce-amère, mezza voce. Mezzotinto. Ne cherchez pas des dates, des faits, une biographie rigoureuse dans Una Voce poco fa. Dans la collection Littératures autrement dirigée par Henry Dougier, ce n'est pas l'Histoire sèche et rigoureuse que l'on met en œuvre, ce sont des destins qui se pénè­trent intimement dans de grandes envolées de tendresse. Des fabulations. Des person­nages historiques racontent ce qu'ils ont probablement été, ce que des écrivains d'au­jourd'hui imaginent qu'ils ont été. En toute intimité, en toute partialité : une rencontre de sensibilités jumelles par-delà les siècles. Linceul blanc, marbre blanc, arbre pleureur, arbre-fontaine : c'est la dernière demeure d'une diva adulée par les foules. La Malibran, morte, se dit à l'enfant à jamais lové en son sein. Est-ce une chute de cheval, un ultime récital, cette grossesse encore secrète, la mort de son père... qui ont brisé tant d'appétit de vie ? Ce père tant aimé, tant haï, à qui elle doit sa voix, c'est-à-dire tout. A qui elle doit aussi de confondre violence et amour. A qui elle doit le pouvoir de mêler le chant et les larmes. Maria raconte comment Garcia, son père, grand chanteur rossinien, la martyrisa, la mo­dela à son image, créant cette voix à force de coups et de vocalises et d'humiliation. « Mais le pire, c'est que de cela non plus je ne regrette rien. Tout paraît justifié à qui atteint l'impos­sible. Il y a trop de limites, dans cette vie, trop de contraintes et de compromis, pour ne pas dé­sirer parfois en être affranchi, fût-ce en un point infime. Et de ma voix, c'est vrai, je pouvais faire n'importe quoi. Peut-être n'entendra-t-on plus jamais ça. Les cimes de la soprane et les abîmes du contralto, tout à la fois. Trois octaves balayées d'un souffle, les voix de trois femmes ré­unies en une, et approchant celle d'un homme. » Façonnée par son père, Maria Malibran transforme sa voix, atteint l'inouï, trans­cende sa laideur. Une défaillance de la Pasta, la Rosine adorée des foules, la pro­pulse sur la scène du Barbier de Séville aux côtés de son père. Etonnant examen : sa voix fait des prodiges, ce ne sont plus que fêtes et musiques dans la vie de Maria Malibran. Elle n'arrive pas à haïr son père et suit son bourreau dans des tournées épuisantes en Amérique. Elle épouse à New York un banquier ruiné pour échapper à une tour­née au Mexique qui la terrorise. Son mari pille sa fortune. Elle fuit en Europe et y sombre dans le désespoir. A la recherche d'un bras, un seul qui ne la frapperait pas ni ne la volerait. Bellini, son ami, son frère, l'initie à l'Italie. Mais il meurt trop tôt. Elle éblouit Musset. Dans un château au cœur de l'Ardenne, un violoniste s'émeut de tant de fragilité. Leur mariage sera bref. Après une chute de cheval, un récital-chant du cygne qui l'achève, la Malibran et sa promesse d'enfant sont enfouis à jamais sous la dalle de marbre blanc d'un cimetière bruxellois, partenaires pour l'éternité. Sandrine Willems, réalisatrice de films, (elle vient de faire pour Arte un portrait du chef d'orchestre Philippe Herreweghe), signe ici un monologue intense, une histoire de la Malibran habitée par les deux ou trois choses que l'on sait d'elle mais surtout par la force de l'émotion de celle qui lui prête voix en d'ultimes confidences.

Nicole Widart