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Critiques de livres


Marie NICOLAÏ
Une dévotion
éd. Le Cri
1999

Ombre de votre ombre

Minerve, déesse de la sagesse et des artisans, est l'enseigne de la ma­roquinerie fondée par Maître Alfonso, cordonnier immigré venu des Dolo­mites dont le portrait trône dans le hall d'entrée. Deux générations plus tard, Lucia Ladrière, née Granenolli (elle a entendu « Canenolli » pendant toute sa scolarité), règne sur l'entreprise où l'on travaille « à l'ancienne » et où « tout sort de nos mains ». Minerve, c'est un petit monde : Miss Doriss, l'assistante aux remarques tranchées, Moreau, le directeur du person­nel (avec sa pipe) et Chabert, responsable du service commercial (avec ses cigarillos noirs), tous deux très affairés et inquiets des mauvais résultats passagers, les douze ap­prentis que l'usine forme tous les deux ans, Dino, le fils de Lucia, qui s'est marié, rangé de ses excentricités, et s'intéresse mainte­nant à la maroquinerie, pour laquelle il vient de concevoir une valise, et Pierre, le mari de Lucia, qui revient d'Amérique avec un lot de peaux de crocodiles du Mississipi. Puis, il y a Boisereau, la demeure familiale où traînent l'oncle Edouard, pique-assiette, « rejeton de présence », et Rosalind, pou­pée vivante ou plante d'ameublement, la femme de Dino, par ailleurs riche héritière qui permettra à Minerve de gagner les mar­chés allemands et Scandinaves. Passent Agnès, la torchonneuse, et Renata, la fille de Lucia, en rupture de ban et engagée dans le théâtre d'avant-garde. Enfin, il y a Pol Chedevaraï...
Pol, c'est l'ordonnateur de Boisereau, qua­rante-neuf ans, un mètre soixante-dix-neuf, vingt-cinq ans au service de Lucia : il a élevé ses deux enfants et il traque dans la maison ce corps constitué qu'est la poussière, ce délit qui ne se voit pas mais se sup­pose, c'est pire !
Pol, élevé par sa Tante Bonne, sa tutrice, postière au gros bon sens — toujours un proverbe bien senti sous la main — et spé­cialiste du confit landais. Pol fréquente la bibliothèque (il marque ses livres d'un si­gnet en forme de cœur) et Simone, le di­manche. Pol n'aime pas les chairs crues (« le poisson, tout le temps dans l'eau, ça au moins c'est propre »), rate ses plateaux de fromages et, selon Dino, « chie dans son froc devant mon père ». Mais Pol Chedeva­raï est aussi, et surtout, l'ombre de l'ombre de Lucia. Il est ce domestique triomphant, immodeste, rasoir parfois pour quelque ti­rade agaçante, quelque dialogue tendu avec sa « maîtresse ».
Il faut bien reconnaître que lorsqu'on peut « disposer », toutes les ambiguïtés sont pos­sibles ; le mot possède un double sens. Pol en abuse, lui qui ne se satisfait que médiocrement de Simone et qu'une agence matri­moniale ne comblera pas. Sa dévotion pour Lucia prend toutes les allures d'un amour impossible qui ne pourra s'épargner une pe­tite crise...
Marie Nicolaï l'avoue humblement : sa car­rière n'a été qu'une succession de mauvais choix éditoriaux. A lire Une dévotion (ou à relire ses romans anciens dont il faut espérer qu'ils soient réédités un jour), on ne peut que le déplorer. Voilà une auteure restée trop méconnue et qui mériterait pourtant un intérêt qu'on semble accorder sans ré­serve à d'autres. Elle a choisi volontaire­ment d'inscrire cette histoire dans un mi­lieu, la maroquinerie, qui la passionne et ne cache pas que certaines ressemblances n'ont rien de fortuit. L'histoire est bien construite, la psychologie des personnages sonne juste, les dialogues sont enlevés et le récit ne manque pas d'humour. Un roman réussi, ce sont quelques heures passionnantes passées avec des inconnus émouvants. Il ne faut pas bouder ce plaisir.

 Jack Keguenne