Le destin d'une femme autre
L’impératrice Charlotte était-elle vraiment folle ? Si la question pouvait être posée sans ridicule avant la parution du livre de Laurence van Ypersele, la réponse, aujourd'hui, s'appuie sur des documents qui ne laissent aucune place au doute.
Il faut bien dire que, jusqu'à présent, les biographes de l'impératrice ne disposaient au sujet de sa maladie que de vagues témoignages de seconde main, par exemple sur le comportement de Charlotte à Rome, lors de la visite au pape, en 1866, ou sur sa peur d'être empoisonnée, guère davantage. Et quasiment plus rien à partir de sa claustration. C'est bien pourquoi ces mêmes biographes accordent si peu de pages à la plus longue partie d'une existence marquée par soixante années de silence et d'enfermement. Ils ignoraient à peu près tout de cette période. Notamment, la crise capitale de 1869.
C'est à cette crise que s'attache Laurence van Ypersele. S'appuyant sur une correspondance inédite retrouvée grâce à la famille royale de Belgique, elle lève enfin le voile sur la déconstruction de la personnalité de Charlotte. Disons-le tout de suite : la réalité, ici, dépasse la fiction. Délirantes. Les quelque deux cent cinquante lettres écrites par Charlotte entre le 16 février et le 15 juin 1869 sont absolument délirantes. Du moins les fragments que l'auteur nous en offre et qui dépassent de loin toutes les supputations. Quel romancier, quel dramaturge, aurait pu inventer pareille correspondance ? Quel chercheur se serait attardé au personnage qui en est le principal destinataire, ce Charles Loysel1, négligé ou ignoré par les biographes ? C'est pourtant à lui que sont adressées la plupart des lettres de Charlotte (dont on se doute qu'elles ne lui parviendront jamais), c'est lui qu'elle appelle au secours, d'abord pour s'évader, ensuite pour mener à bien une mission divine, c'est son identité qu'elle finira par faire sienne, au bout d'une effrayante chute dans l'abîme, de délire en délire, de fantasme en fantasme, à travers des crises mystiques et masochistes, refusant la réalité et la féminité. N'en arrive-t-elle pas à signer une lettre à Napoléon III : C. Loysel, lieutenant-colonel d'Etat-major ?
Le grand mérite de Laurence van Ypersele est d'avoir choisi, dans ce monceau de correspondance, les fragments qui balisent la descente de Charlotte aux enfers, et de les éclairer au fil d'un commentaire rigoureux. C'est une plume d'écrivain qui analyse, sans voyeurisme, avec intelligence et compassion. C'est une femme qui se penche sur le destin d'une autre femme. C'est une historienne qui, sur la base de documents exceptionnels, met en lumière une tragique figure de la scène du monde, figure secondaire, peut-être, mais liée à des événements majeurs. Désormais incontournable pour ceux qui s'intéressent au destin de l'éphémère impératrice du Mexique, l'ouvrage marque une étape : il ne sera plus possible d'écrire quoi que ce soit sur la malheureuse Charlotte en ignorant l'apport de Laurence van Ypersele.
Liliane Wouters
1. Officier d'Etat-major français, membre du corps expéditionnaire au Mexique attaché par le général en chef à la personne de Maximilien
Laurence VAN YPERSELE, Une impératrice dans la nuit, correspondance inédite de Charlotte de Belgique, Editions Quorum, Ottignies, 1995, 143 p.