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Critiques de livres


Pol VANDROMME
Une mémoire de Wallonie
Editions Racine
1996
223 p.

« Quelque chose d'inflexible et de tendre »

L’imparfait est un temps qui va bien à Pol Vandromme. Temps d'une permanence : on ne sait précisé­ment quand il commence, quand il finit. Est-ce le temps d'un hussard, de qui garde « le goût des griffes, des morsures, de la ri­golade assassine, de la prose poivrée ferme » ? C'est en tout cas le temps d'un hussard tendre : « on ne vieillit pas, on dur­cit à certaines places, on pourrit à d'autres. Le seul remède à cette angoisse, c'est la ten­dresse ». Qui prend son temps, visite sa « mémoire de Wallonie » en un « lent dé­cryptage ». Charleroi sertie en cartes pos­tales aux teintes sépia de l'adolescence. « Maison des huit heures » où l'on affichait, le dimanche, les résultats des rencontres de football. Glaces enchanteresses de la maison Pilloy. Salles de rédaction des journaux carolos. Occupation : « Jamais l'idée ne me serait venue de voir dans les uniformes à tête de mort le jaillissement d'une vie fou­gueuse et régénératrice ». Peinture poétique de Paulus. Virelles la soyeuse. Grand-Hornu, « cité radieuse du prolétariat ». Van Gogh à Cuesmes, prédicateur d'idéal. Châ­teaux : Belœil, Le Rœulx. Le hêtre pourpre de Loverval. Vandromme égrène sa petite musique wallonne à la façon dont Erik Satie, dans ses Gymnopédies, distille chaque note en une musique solitaire et pudique. Emouvante.

Emouvante : le sol carolorégien est sol de tragédie — pour les mineurs ; pour les la­mineurs — et de souffrance, et Vandromme n'a pas le regard froid : « cette passion com­patissante, c'est la ligne de vie de mon pay­sage et de mon texte ». Emouvante : qu'il soit « difficile de n'être que de Charleroi », c'est-à-dire d'un pays autrefois noir et rouge, aujourd'hui sinistré et mendigot, n'interdit pas l'acte de foi. Espérant plutôt que croyant, tel Pol Vandromme : « Que la Wallonie nous convertisse au météquat. L'échange des sangs et leur pacte. C'est la vitalité de demain ». Emouvante : jamais Vandromme n'a tant livré de lui-même. Pour retoucher un portrait trop convenu ? « Les écrivains politiques, confie-t-il, (...) ont des tendresses pour ceux qu'ils combat­tent ». Le manichéisme est idiot, qui com­mandait hier à Jean Valschaerts, directeur du catholique Rappel, de ne manifester son « amitié de cœur » à Jules Destrée que pour son oraison funèbre. A l'encontre, le conservateur Vandromme noue une amitié d'un demi-siècle avec le socialiste et libre-penseur Jacques Guyaux ; ne dissimule pas sa sympathie pour Arthur Gailly, « vieux fauve aux rugissements faubouriens... » Ce conservateur avoue avoir été tenté par la dé­mocratie-chrétienne. Son côté Trois mous­quetaires enleva le morceau : « la morale du panache [l'emporta] sur la morale des ser­mons, l'allure à la hussarde sur celle des fantassins bénisseurs, le style sur la suppli­cation, la cavalcade guillerette sur le lamento oratoire. »

Nous voici ramenés à la littérature : « Les livres m'ont tout révélé ». Il s'en faut : et l'aristocratie ouvrière du grand-père ? Et la bonté taquine de la grand-mère ? Et un père fonctionnaire, longtemps trop fonction­naire, jusqu'à ce que la résistance le révèle « à la contrebande et au risque », jusqu'à faire de son fils un porteur de valises avant la lettre ? Et cet imaginaire nourri du quoti­dien ?

Il n'empêche, tout cela : les livres — et, au premier plan, l'écriture, le style, comme on voudra — sont la grande affaire de Vandromme, et il n'en revient pas de ce que « la littérature n'a pas fécondé notre sol », sauf pour y faire pousser les « vers poussifs » du barde carolo Jacques Bertrand. Il est injuste, il le sait : en témoignent, sitôt ce regret pro­féré, l'éloge du style de Froissart, et l'admi­ration pour le prince de Ligne, qui « casse tout de suite son ronron, l'imprévu s'affiche au tableau d'honneur » — où l'on devine l'idéal stylistique de Vandromme : la phrase sèche, nerveuse, courte — celle du moraliste — délicieusement s'abandonne aux séduc­tions de l'alexandrin dissimulé sous la prose (« colère de volcans, tourbillon d'escarbilles » — « et les voleurs de feu, fourbus dans leur géhenne ») ; du couplage litanique (« Le galop est de retour, et la connivence des initiés, et la domination de dangers, et le triomphe des forts. ») ; du rythme ternaire (« les voyages qui ouvrent l'esprit, tracent les sillons féeriques, nourrissent les heures et les songes. »).

Classicisme, nous voilà ! Mais ironiquement chahuté (il ne manquerait plus que ça !) par l'humour étymologique (« Aube, aubette. Les journaux se noircissent au petit matin, quand bien même ils espèrent le grand soir. ») ; par l'intelligence des formules (« On ne substituera pas à l'artifice d'une Belgique unitaire le schéma d'une Wallonie unitaire. On ne remplacera pas un simu­lacre érudit par une affectation idolâtre. »). Mais hardiment chamboulé par une bam­boula lexicale : « Le monde à l'Orient bat l'or de sa monnaie, enfile ses perles, brode ses velours, balise ses miroirs, incendie ses lustres, alimente ses fontaines d'eaux vives, fleurit ses gondoles, jette le temps à pleines mains, écume l'aurore, distribue ses trésors de contrebandier... »

Ah oui ; j'écrivais : il est injuste, Van­dromme. Il n'aime guère Plisnier ; soit.

Mais Thiry ? Mais Chavée ? Et n'évoquer Marcel Moreau que furtivement, quand il le goûte fort ? Injustice. Et emportement qui corrige, dans le sens de la fraternité, les idées reçues : « Savoir que l'on a des amis ailleurs que dans son voisinage idéologique (...), le dire et le leur dire, laisser aboyer à ses chausses les chiens à collier, tendre les mains et accepter celles qui se tendent. » Qui vitu­père le symbolisme : « La haine du com­mun, avivée par le mal de vivre, menait, au nom du dilettantisme suicidaire, l'existence au tombeau, la littérature au comble de la mirobolance. » Qui pousse un coup de gueule contre l'Eglise aggiornamentée : « Une prêtrise qui désacralise tout, qui ra­vale la liturgie à un jamboree et le divin à une prestidigitation de carmagnole... » Pour se montrer, à la fois, inflexible (« le dire-vrai n'est pas le cadet de mes soucis ») et tendre.

Pol Charles