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Critiques de livres

Du temps ou l'on recrée les légendes de toutes pièces

Patrick Corillon est-il, comme j'ai cru l'entendre dire à son sujet, un poète dévoyé dans les arts plastiques ? Cela reviendrait à prétendre qu'il a échoué à être poète dans ses écrits et qu'il s'est fourvoyé dans d'autres voies de création. Or, les deux installations qu'il a réalisées sous le titre Une minute un siècle ! s'écoula sont ac­compagnées d'un texte. Corillon l'a déposé, feuillet par feuillet, comme autant de jalons dans le parcours du visiteur. Pour mieux l'égarer ou ne pas le perdre ? Rappelons ici que Patrick Corillon est né en 1959, qu'il vit à Liège et qu'il jouit d'une no­toriété internationale probablement liée à la bonne fortune d'un personnage qui est le pur produit de son imagination : Oskar Serti. Le temps et le mythe se partagent les préoccupa­tions de l'artiste dont l'œuvre est présentée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi. Elle y oc­cupe deux niveaux : le premier est peuplé de ramures factices rappelant la silhouette de grands arbres dépouillés, le second est meublé par des radeaux rudimentaires. Sous les faux arbres, le temps et sa marche inexorable sont symbolisés par des échelles aux degrés de plus en plus rapprochés. Le mythe est celui de Tristan et Yseult, dont les démêlés sont rap­portés sur les feuillets mis à la disposition des visiteurs. L'ensemble forme une sorte d'es­pace de méditation.

A n'en pas douter, Corillon aime s'amuser tout en travaillant selon un schéma rigou­reux. Comment ne pas penser à la fameuse formule liturgique « pour les siècles des siècles » qui en latin se dit « seculae seculorum » quand il écrit « un siècle ! -s'écoula ». Et c'est précisément dans son texte que l'artiste s'explique le plus loin sur son rapport au temps : cette relation passe non seulement par les dernières paroles attribuées à nos deux héros, mais encore dans celles d'un condamné, d'un dragon, d'une sorcière et d'Oskar Serti. Et quelles paroles ! Une sorte d'écho distordu de la version authen­tique de la légende, sans doute pour achever de nous convaincre que l'artiste est le mieux à même de prendre toutes les libertés et toutes ses distances quand il s'empare d'un mythe pour le plier au gré de sa fantaisie, de son imagination. C'est ainsi qu'à la faveur de la chute d'une pomme, Corillon s'autorise à ré­écrire l'épisode de la Bible à l'issue duquel Adam et Eve furent chassés du paradis ter­restre. On remarque du reste comment au tragique des situations qui fondent le mythe, Corillon substitue une cocasserie qui frise le ridicule, qui confine au grotesque : il nous donne en Tristan le portrait d'un artiste raté, autant par maladresse que par inconscience. Nous disions plus haut que le temps occupe une place centrale dans cette œuvre mixte. Or, l'auteur joue aussi sur un autre temps et de manière systématique, dans l'énoncé de ces « dernières paroles ». Elles sont de six sortes et se répartissent en autant de litanies auxquelles correspondent en effet un mode et un temps du verbe, de même qu'une des six personnes grammaticales : « je » — au passé composé — pour les dernières pensées, « tu » — au conditionnel présent — pour les derniers espoirs, « il » — au présent de l'in­dicatif— pour les derniers rêves, « nous » — à l'imparfait — pour les derniers souvenirs, « vous » — au futur simple — pour les der­nières invectives, et « ils » — au présent du subjonctif— pour les dernières volontés. Ces deux installations ainsi que le livre qui en fait partie sont donc, au propre comme au figuré, des légendes. Par ses installations, Corillon place le spectateur dans la situation où ses héros se sont perdus. Par ses textes, il lui fait connaître le sort qu'il leur a réservé. L'auteur est donc un conteur, un affabulateur même, qui n'a rien laissé au hasard dans les histoires qu'il échafaude de toutes pièces. Quant au dépouillement presque cli­nique dont l'artiste entoure ses-installations, il peut correspondre à une stratégie : occu­per un espace de manière nécessairement aérée voire parcimonieuse mais suffisam­ment signifiante pour permettre au visiteur d'y aller de sa propre projection, de fantas­mer à l'aise. Celui-ci reste tout de même avec une question un peu lancinante en sus­pens : y a-t-il inspiration, ou tout cela n'est-il, risquons un néologisme, qu'un fabricat ? Le livre, dont les textes commencent par une lettrine, est conditionné en doubles feuillets plies, à la japonaise avec couture réalisée dans la même tradition.

Philippe Dewolf

Patrick CORILLON, Une minute un siècle ! s'écoula, notes de Laurent Busine, Charleroi, Palais des Beaux-Arts. L'exposi­tion y est visible jusqu'au 30 mars 1997.