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Critiques de livres

Réalisme, couleurs XIXe

La collection « Histoire littéraire » de l'Académie ressuscite deux romans de la fin du siècle dernier, très diffé­rents de souffle, d'ampleur et d'ambition, mais qui ont en partage le goût passionné de la vérité.

Aujourd'hui oubliée, alors que Camille Lemonnier saluait en elle un coin de notre litté­rature, l'un des plus purs et des plus originaux, et Walter Ravez, un caractère, Caroline Gravière a signé, entre 1864 et 1878, une ving­taine de romans — dont Une Parisienne à Bruxelles (1875) — qui s'inscrivent dans le courant réaliste.

Si son œuvre, assure Marianne Michaud dans une préface à l'enthousiasme modéré, est représentative d'une époque et d'un milieu, elle s'en distingue par un ton per­sonnel échappant aux stéréotypes du roman « social » de l'époque, affirmant des idées féministes, épinglant avec une ironie acérée les médiocrités de la bourgeoisie — bruxel­loise, en l'occurrence. A la faveur (!) de son mariage avec un ingénieur belge, Lydie, pa­risienne à l'esprit et la langue francs et dé­liés, découvre avec effarement la vie étouf­fante de préjugés et de mesquineries, amidonnée d'ennui, d'une belle-famille af­fligeante, particulièrement de deux belles-sœurs, célibataires prolongées, en proie à une double terreur : finir vieilles filles et passer pour pédantes (notons qu'il suffit pour cela de lire Lamartine !). Ce récit alerte et caustique trouve sa meilleure part dans un tableau de mœurs mordant et dans le quiproquo sentimental où se fourvoie un moment notre Parisienne, ridicule à son tour...

Plus que son talent, l'indépendance d'esprit de Caroline Gravière, ses convictions et son courage fougueux à les défendre méritaient d'être sauvés de l'oubli. L'histoire littéraire ne doit pas retenir uniquement les grands artistes....

Publié en 1884 chez l'éditeur Henry Kistemaeckers, sous le nom de Mary Renard, Gueule-rouge, sous-titré Roman naturaliste de mœurs boraines, est indissociable de Ger­minal, œuvre-phare qui, neuf ans plus tôt, a fait de Zola un symbole. Paul Delsemme, auteur d'une préface intel­ligente et discrètement vibrante, pose d'em­blée l'intrigante question de savoir pourquoi Marins Renard, familier des gens du Pays noir et à même d'imaginer une fiction en terre charbonnière, a ostensiblement démarqué Ger­minal Pour se mesurer avec le redoutable chef-d'œuvre de la littérature de la mine ? Pour opposer à la vision messianique, obs­curément optimiste de Zola, transcendant l'enfer quotidien des houillères et lui dessi­nant une aube, le pessimisme absolu de qui a connu de trop près ses longues misérances pour croire possible de s'en évader ? Car Marius Renard, né à Hornu en 1869, qui écrivit à 20 ans un premier roman pétri de la misère du Borinage, Petit-Coutia, et s'était choisi pour maîtres Camille Lemonnier et Georges Eekhoud, ne laisse poindre aucun espoir à l'horizon, irrémédiablement bouché, d'un peuple résigné. Et dont le pa­tois, fruste et heurté, consacre l'impuis­sance, la désespérance, la servitude. Comme l'avait parfaitement saisi Michel Otten, ce recours au dialecte n'a rien de pittoresque mais réussit à rendre presque physiquement sensible l'isolement, l'engluement du monde ouvrier dans la prison de sa propre langue. (...) cette langue parfois violente a quelque chose de tragique, car sa violence ne déplace Ce patois prend sa place dans un étonnant exercice de style : Marius Renard convoque avec une allégresse intrépide néologismes, termes régionaux, techniques, archaïques, malmène la syntaxe tout en jouant du manié­risme avec une complaisance parfois pesante. Document historique, littéraire, humain sur­tout, Gueule-rouge ne pouvait pas s'éteindre sous les cendres du temps. Avec ses imperfec­tions (agressives !), ses partis pris, ses ou­trances, ce livre nous jette au cœur, cent ans après, ce qui fut, dans les corons, le métier de vivre. La peine de vivre. Et qui empoigne encore, comme seule le fait l'injustice.

Francine Ghysen

Caroline GRAVIERE, Une Parisienne à Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature française, 1998

Marius RENARD, Gueule-rouge, Académie royale de Langue et de Littérature française, 1998