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Critiques de livres


Michel DAVID
Une psychanalyse amusante. Tintin à la lumière de Lacan
Paris
Epi/La méridienne
1994
303 p.

Tintin/Lacan

Quand on me demande quels sont les écrivains belges que je consi­dère comme les plus grands, aux côtés de Bâillon et de Maeter­linck, je n'hésite pas à placer Hergé. (Et l'on fait semblant d'acquiescer : — Ah oui, Tintin, c'est très bien. Mais, ça n'est pas vraiment de la littérature, n'est-ce pas ?)

Aussi, en commençant l'ou­vrage de Michel David, suis-je parti avec un a priori très positif — lequel, assurons-le aussitôt, n'a pas été déçu. C'est toujours ça de pris contre les idées reçues qu'un psychanalyste puisse considé­rer que des bandes dessinées fournissent les éléments suffi­sant à une étude des rapports humains. Lire « Tintin à la lumière de Lacan » (c'est le sous-titre de l'ouvrage) per­met d'imputer à Hergé une vision originale du monde, à l'égal des « littéraires ». Car il s'agit bien d'une œuvre-monde que celle des Aven­tures : où sont reprises les trois quêtes fondamentales de l'homme, celle de l'autre (amour et haine, altruisme et racisme), celle de l'avoir (la richesse et ses abus) et celle du savoir (science et quête des origines), mais développées et interprétées dans la singularité — détaillée et at­tachante — de personnages et de lieux hauts en couleurs.

 

L'un des aspects les plus intéressants de cette œuvre, étalée sur un demi-siècle, consiste en l'évolution psychologique des personnages. Et David en suit si précisé­ment le parcours, depuis Tintin au pays des Soviets jusqu'à l’Alph'art, qu'on désire soi-même relire dans l'ordre l'ensemble des Aventures au fur et à mesure qu'on avance dans son ouvrage. Avait-on remarqué, par exemple, que Tintin n'a pas toujours eu de bouche ? Et que celle de Milou, en re­vanche, ne manque jamais d'émettre des ré­flexions sur les aventures en cours ? Comme si « Tintin faisait supporter à Milou le non-dit et l'insu de lui-même », comme si « Milou, alors qu'il proteste contre Tintin, s'en plaint et le lui fait savoir, questionnait le désir de l'Autre ». Or, à partir des Cigares du pharaon et plus encore avec l'apparition du Capitaine Haddock dans Le crabe aux pinces d'or, les rapports « d'homestiques » entre le chien et son maître vont connaître de sensibles muta­tions. Milou rendosse une animalité plus discrète ; Tin­tin, quant à lui, trouve un nouveau but à ses pérégrina­tions : se constituer une fa­mille. « Tintin ne tente plus de sauver des pays, des royaumes ou des représentants symboliques. Le sauvetage d'un homme seul sera pour lui-même au moins aussi pénible que dangereux. »

Mais les excentricités et les infirmités des proches, s'ils constituent d'inépuisables ressorts pour le comique hergéen, leur prêtent également des personnalités complexes, souvent névrotiques. Du reste, ce n'est pas le moindre des talents d'Hergé que d'avoir si bien réussi à assor­tir ces fortes individualités. Pour n'évoquer qu'un de ces rapports, observons avec David que, lorsqu'il apparaît, dans Le secret de la licorne, Tournesol a d'abord affaire au Capitaine. « Sourd appa­remment, le génial et (presque) inoffensif in­venteur lunatique, oblige Haddock à réaliser que son symptôme « insulte » est inconsistant et n'a pas forcément prise sur tout le monde. [...] Il ôte donc au Capitaine la forme même de son originalité langagière [...]. Castra­tion. » On saisit ainsi que ces êtres « de pa­pier dessiné » ont la profondeur de leur créateur.

La « psychanalyse amusante » de Michel David est avant tout celle de la jouissance du texte, de sa découverte méticuleuse et toujours allègre. Outre une érudition tintinophilique manifeste, l'auteur met au ser­vice de l'étude un rappel des événements socio-politiques contemporains de la créa­tion. Certains choix de scénario et de per­sonnage s'éclairent de la combinaison de ces ressources analytiques. Cependant, si les Aventures représentent indubitablement un bon objet pour l'analyste, perce aussi chez lui le désir d'en obtenir un bon rapport, d'en faire la piste d'un enseignement. Cet enseignement est celui de la pensée de Jacques Lacan. Chaque chapitre commence par épingler dans les Aventures deux ou trois idées fortes susceptibles d'être liées à l'inter­prétation psychanalytique, puis ces idées sont reprises et développées dans le cadre des écrits de Lacan. C'est en cela aussi, bien sûr, que cette psychanalyse est amusante : en ce que, allant d'abord de Lacan à Tintin, elle soit ensuite capable de faire retour sur la psychanalyse, à laquelle elle sert très bien d'introduction.

Sémir Badir